Cinergie.be

L'Audiovisuel européen

Publié le 01/02/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

Préface de Frédéric Sojcher et entretien avec Jean-Claude Batz

Plus que jamais le cinéma européen se réduit à une peau de chagrin dans un espace saturé par les productions de films américains. Si les années 60, première crise de l'industrie européenne, ont vu le cinéma d'outre atlantique ravir 40% des parts de marché, en 2005 la situation avoisine les 80%. Dans l'autre sens le cinéma européen représente moins de 2% de la diffusion cinématographique aux USA. Comment en est-on arrivé là ? C'est que ces films ne franchissent guère les frontières de leurs états nationaux pour conquérir l'ensemble des 25 pays qui composent un espace public européen comportant 600 millions de spectateurs européens potentiels. Tout se passe comme si chaque film n'avait de visibilité qu'à l'intérieur de ses frontières nationales ! L'absurdité de cette pratique et ses conséquences artistiques et économiques a été analysée, dés les années 60, par Jean-Claude Batz, producteur d'André Delvaux, sociologue, créateur de l'Atelier de productions de l'INSAS qui a servi de modèle à la création des ateliers d'accueil et de production, et auteur en tant qu'expert auprès du Conseil de l'Europe, de nombreux rapports de synthèse sur le l'avenir du cinéma européen qui ont donné naissance au plan MEDIA. Profitant d'un court séjour de Jean-Claude Batz à Bruxelles nous avons saisi l'occasion de nous entretenir avec lui. D'autant que le hasard fait parfois bien les choses, Jean-Claude Batz publie L'Audiovisuel européen : un enjeu de civilisation, aux éditions Séguier, dans la collection Carré Noir, dirigée par Frédéric Sojcher qui par ailleurs publie une préface à l'ouvrage (que nous publions en avant-propos de l'entretien)

L'Audiovisuel européen

1. Avant-propos de Frédéric Sojcher cinéaste et Maître de Conférence à la Sorbonne

Homme de réflexion et d'action, Jean-Claude Batz a joué un rôle essentiel pour le cinéma belge et pour le cinéma européen, toute sa vie durant. Il fut l'un des co-fondateurs de l'INSAS, la célèbre école de cinéma de Bruxelles, en 1962, et organisa, en 1963, un colloque sur "Le problème de la production des films en Belgique" à l'Institut de sociologie de l'Université libre de Bruxelles. Son trait de génie fut de convier à ce colloque, non seulement les professionnels du cinéma, les universitaires et les politiques belges, mais aussi d'inviter producteurs, réalisateurs et universitaires européens (comme Henri Mercillon, qui avait publié un ouvrage de référence en économie du cinéma : Cinéma et monopoles (1). Dès cette époque, il proposa aussi aux responsables de la Commission européenne - très disposés à supprimer les aides publiques au cinéma - d'adopter une politique d'" harmonisation" communautaire.

 

L'idée de Jean-Claude Batz était simple : la cinématographie belge ne pourrait se développer sans une politique de co-productions avec ses pays limitrophes et sans, dès le départ, penser en terme de diffusion à l'édification d'un cinéma européen. A la place de rester dans une réflexion théorique, Jean-Claude Batz voulait formuler des propositions concrètes, qui tout en partant d'une analyse artistique et culturelle, seraient crédibles, d'un point de vue économique (2). Le colloque aurait une incidence énorme en Belgique : puisque c'est à sa suite que furent créées des avances sur recettes, tant du côté flamand (en 1965) que du côté francophone (en 1967). Et que ce sont ces financements publics qui ont permis au cinéma belge de fiction de connaître une véritable émulation.

 

En 1968, Jean-Claude Batz récidive, en organisant toujours avec l'Institut de Sociologie de l'Université libre de Bruxelles, un colloque international sur "Les voies et moyens d'une politique commune de la cinématographie dans le Marché commun". Cette fois, il s'associe aussi à Claude Degand, économiste du cinéma travaillant au CNC, et représentant ainsi l'Etat français. Jean-Claude Batz et Claude Degand font véritablement figure de précurseurs. Ils alignent une série de réflexions et de propositions impressionnantes, allant de la constitution d'un réseau de distribution au niveau européen aux dispositifs d'aide et de soutien à l'industrie cinématographique, à l'échelle des six pays fondateurs de la Communauté européenne. Il ne s'agissait pas dans leur chef d'une prise de position dogmatique ou idéologique, mais de partir d'un constat : la disparité entre les différentes cinématographies européennes permettait au cinéma hollywoodien d'occuper une place hégémonique, qui amenait à des distorsions de le concurrence. Il fallait donc que l'Europe prenne ses responsabilités politiques. Les perspectives et analyses, argumentées et chiffrées, par Jean-Claude Batz et Claude Degand n'auront pourtant pas de suite… peut-être parce qu'elles affichaient un trop grand volontarisme? Il faudra attendre la fin des années 1980 pour voir la mise en place par l'Union européenne du Programme MEDIA, destiné à structurer l'industrie cinématographique et audiovisuelle en Europe.

 

Parallèlement à son activité d'enseignant à l'INSAS, Jean-Claude Batz devient en 1971 producteur délégué de La Nouvelle Imagerie, maison de production constituée par André Delvaux. À ce titre, il devient producteur de ses films, qui sont la plupart du temps des co-productions franco-belges, mais aussi (pour Bevenuta, en 1983, qui réunit Fanny Ardant et Vittorio Gassman) une co-production tri-partite Belgique - France - Italie. À propos de Jean-Claude Batz, avec qui il développa une réelle complicité, André Delvaux dit, à la fin de sa vie : " Il est essentiel pour un cinéaste d'avoir un producteur complice, qui ne freine pas les élans, mais attire vers le haut. (…) Mais Jean-Claude était plus qu'un producteur. De la fin des années 1950 à la fin des années 1980, il a joué pour le cinéma belge un rôle essentiel, celui d'aiguilleur. Il a été à ce moment la boussole permanente de notre cinématographie. Nous manquons de personnalités comme Jean-Claude Batz, qui puissent allier une 'pensée sur le cinéma' à une pratique du métier. Avoir une rigueur intellectuelle et participer au monde de la création sont trop souvent des démarches séparées. Je pense, moi, au contraire, que ces élans peuvent cohabiter et se stimuler réciproquement (4)."

 

Jean-Claude Batz poursuit en effet, en Belgique, sa foisonnante activité d'agitateur d'idées. C'est lui qui est à l'origine des " ateliers de réalisation et de production ". Ces ateliers sont d'abord mis en œuvre dans les années 1970 au sein des écoles de cinéma, pour que les étudiants puissent avoir un financement pour leurs films de fin d'études. Puis, dans le courant des années 1980, cette formule (qui consiste à assurer à des structures de production une aide pérenne de l'Etat en fonction d'objectifs précis) est déclinée en ateliers de production pour les films documentaires (le CBA et le WIP, qui permettront ainsi un renouveau du cinéma du réel, avec un foisonnement de talents : Manu Bonmariage, Thierry Michel, Richard Olivier…) ou en atelier de production vidéo (qui permettra aux frères Dardenne de réaliser leurs premiers films) (5).

 

D'autres propositions de Jean-Claude Batz ne seront pas retenues par les Pouvoirs publics et resteront lettre morte, comme son idée de mettre en place un atelier de production pour les films low budget de fiction. Il est étonnant de constater, en lisant les différentes notes, articles, comptes rendus de débats animés par Jean-Claude Batz à quel point ses réflexions restent d'actualité (6). Son expertise part du principe que le marché belge francophone est trop petit pour y adopter, en matière cinématographique, une économie sans réglementation et sans incitation fiscale destinée à soutenir un axe culturel. L'alternative existe entre renoncer à une cinématographie nationale (se contenter des productions étrangères, essentiellement américaines) et soutenir et promouvoir les réalisations nationales. Ce débat ne concerne pas que la Belgique, mais intéresse bien évidemment tous les " petits pays "producteurs européens.

 

Après le débat houleux du GATT sur "l'exception culturelle" en 1993, Jacques Delors (alors Président de la Commission européenne) souhaite établir un état des lieux et, avec les professionnels des différents pays de l'Union, provoquer synergie et émulations. Antonio-Pedro Vasconcelos, réalisateur et producteur portugais, participe activement à à la préparation d'un colloque qui se tiendra en 1994 à Bruxelles sous la dénomination de la Conférence audiovisuelle européenne. Il fait appel à Jean-Claude Batz et à son expertise. Une bonne partie de ses recommandations seront retenues dans un document préparatoire édité par la Commission européenne, comme l'idée de permettre la mise en place d'incitants fiscaux, qui parallèlement aux subventions favorisent les prises de risques. Ce pourquoi, Antonio-Pedro Vasconcelos peut conclure : "Batz a eu le tort d'avoir raison trop tôt (7)."

 

J'étais présent à la Conférence audiovisuelle de Bruxelles et je me rappelle du discours de Jacques Delors, qui débuta par cette phrase restée célèbre : "L'audiovisuel n'est pas une marchandise comme les autres". Je me rappelle que Jean-Claude Batz fut salué en séance plénière comme un précurseur. Je me souviens qu'il intervint dans les débats. Je me souviens aussi que d'autres économistes du cinéma, à l'instar de Réné Bonnell (alors responsable à Canal+ des préachats de films) firent des propositions concrètes pour que la bataille gagnée de l' "exception culturelle" soit suivie d'effets, que le déficit commercial entre l'Europe et les Etats-Unis en matière audiovisuelle se réduise. Il est passé de 4 à plus de 10 milliards de dollars, en dix ans, de 1994 à 2004 (8). Ce creusement du déficit tend à démontrer l'échec de la politique audiovisuelle européenne. Pratiquement aucune des propositions émises à la Conférence de Bruxelles ne furent en effet misent en application. Et preuve est faite que le statu quo en matière de réglementations et de budgets européens consacrés à l'audiovisuel ne peut enrayer cette dynamique négative.

 

Jean-Claude Batz fut parmi les premiers à dénoncer l'écart entre les moyens consacrés par la Commission européenne (les Programmes MEDIA) à une politique audiovisuelle et l'importance des enjeux. Les flux financiers consacrés au secteur par la Commission ne représentent qu'une part infime de son budget. Ce sont essentiellement certains Etats ou certaines régions d'Europe qui ont une politique volontariste. L'Europe n'a jusqu'ici jamais joué un rôle de véritable émulation entre pays membres, son action reste à la marge.

 

Alors qu'il a pris sa retraite de l'enseignement et que la maison de production d'André Delvaux ne met plus en chantier de nouveaux films, depuis le début des années 1990, Jean-Claude Batz continue son travail d'expertise - cela indépendamment de toute pression, de manière à la fois passionnée et totalement désintéressée. Son analyse n'est que plus riche. Son texte, L'Audiovisuel européen : un enjeu de civilisation aborde une nouvelle dimension. Il n'est plus ici question de cinéma ou d'audiovisuel uniquement dans leurs aspects artistiques et de production. Mais d'une approche bien plus fondamentale encore. Batz nous parle du risque de déperdition culturelle et identitaire, au cas où le marché européen de l'audiovisuel continuait à outrageusement être dominé par les produits manufacturés made in USA… et leurs copies… certaines productions télévisuelles et cinématographiques ne cherchant qu'à décliner un modèle américain. Il ne s'agit plus là d'une question de balance commerciale, mais bien de survie culturelle… car sans expression audiovisuelle et cinématographique propres, nous assisterions à un auto-sabordage politique, au déclin de notre civilisation et au reniement de la diversité culturelle. Sans représentation de lui-même, un peuple serait voué à disparaître, à renoncer à ses repères. L'enjeu dépasse de loin un débat corporatiste et nécessiterait de la part de la Commission et des différents gouvernements européens d'y accorder une priorité absolue.

 

Bertrand Tavernier expliquait un jour que les adolescents français connaissent aujourd'hui mieux la Justice américaine que la manière dont les tribunaux français fonctionnent, à cause des séries américaines qu'ils regardent à la télé à longueur de journées. L'identité est le propre de l'homme. Elle peut amener la pire des dérives (nationalismes, régionalismes et autres communautarismes extrémistes ou exacerbés) comme s'exprimer dans une culture ouverte et dans le plaisir des métissages. Mais cette ouverture ne peut se faire au prix d'une assimilation pure et simple. Dans la globalisation économique actuelle, le risque est grand de ne plus avoir le choix qu'entre un repli sur soi et l'adoption (à la fois forcée et inconsciente) d'une culture, d'un imaginaire unique.

 

Lire Jean-Claude Batz et ses démonstrations a quelque chose de revigorant, donne envie de ne pas accepter une situation de fait, de se battre pour des valeurs démocratiques et citoyennes. Pourtant, son texte L'Audiovisuel européen : un enjeu de civilisation a déjà été diffusé (dans une précédente mouture) à la Biennale de Venise, en juin 1998 ; puis, en novembre 2001 au Forum du cinéma européen de Strasbourg. Force est de constater que l'analyse est restée jusqu'ici sans suite, qu'aucun homme politique ne s'est emparé du sujet, que la Commission européenne continue à accorder une ligne budgétaire extrêmement succincte aux échanges culturels et audiovisuels. Mais peut-être, à force de revenir à la charge, la " bonne parole " finira-t-elle par porter et par convaincre. Puisse la publication aux Editions Séguier de la réflexion de Jean-Claude Batz, un tant soit peu propager son cri d'alarme.

 

Cinéaste, Maître de Conférences en " pratiques du cinéma " à l'Université de Paris I - Panthéon - Sorbonne.

(1). Editions Armand Colin, 1953.
(2). Lire : Jean-Claude Batz (coordinateur), Colloque sur la production de films en Belgique, compte rendu des travaux du 2 au 6 décembre 1963, Institut de Sociologie de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1964. L'ouvrage est consultable à la Cinémathèque Royale de Belgique.
(3). Lire : Jean-Claude Batz et Claude Degand, Situation de la cinématographie européenne. Etudes, notes et documents, Colloque du 24 au 26 novembre 1968, Institut de Sociologie de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1968. Lire aussi, des mêmes auteurs : Contribution à une politique commune de la cinématographie dans le Marché commun, Institut de Sociologie de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1968. Les deux ouvrages sont consultables à la Cinémathèque Royale de Belgique.
(4). Lire : Jean-Claude Batz et Claude Degand, Situation de la cinématographie européenne. Etudes, notes et documents, Colloque du 24 au 26 novembre 1968, Institut de Sociologie de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1968. Lire aussi, des mêmes auteurs : Contribution à une politique commune de la cinématographie dans le Marché commun, Institut de Sociologie de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1968. Les deux ouvrages sont consultables à la Cinémathèque Royale de Belgique.
(5). Il faudra un jour établir l'Histoire des institutions culturelles belges. En particulier, du côté francophone, il serait intéressant d'étudier le rôle de la Communauté française de Belgique et de son actuel Secrétaire général, Henry Ingberg, dans l'émulation de sa cinématographie.
(6). Deux recueils de ces notes et articles sont consultables à la Cinémathèque Royale de Belgique, sous les titres : Contributions à la définition et à la mise en œuvre d'une politique de la cinématographie en Communauté française de Belgique (1960-1990) et Plaidoyers pour une politique audiovisuelle européenne. Contributions à une réflexion fondatrice (1968-1998).
Deux articles de Jean-Claude Batz consacrés à la politique communautaire européenne et aux débats du GATT sur l' " exception culturelle " ont par ailleurs été publiés dans un ouvrage collectif intitulé : Cinéma européen et identités culturelles (Editions de l'Université de Bruxelles, 1996).
(7). Lire: Rapport de la cellule de réflexion sur la politique audiovisuelle dans l'Union européenne, CECA-CE-CEEA, Bruxelles-Luxembourg, 1994.
(8). Source: Observatoire européen de l'audiovisuel.

 

2. Entretien avec Jean-Claude Batz, un personnage hors du commun qui selon certains a peut-être tort d'avoir eu raison trop tôt. 

Cinergie : Pourquoi, le cinéma européen - et particulièrement le cinéma en Belgique -- qui dés les années 60 traversait une crise par rapport à son concurrent américain au lieu de la résoudre n'a fait que l'amplifier ?
Jean-Claude Batz : La réalité cinématographique, dans les années 60, était brutale. Les films étrangers, pour la plupart français et américains saturaient le marché belge. A la faveur de la crise européenne de la fréquentation des salles cinématographique, engendrée par le développement rapide de la jeune télévision, les films américains ont fortifiés leurs positions commerciales, franchissant 40% des parts de marché européen, tandis que les majors d'Hollywood, prenant cette crise à contre-pied, mais accueillis en sauveurs, investissaient des capitaux considérables dans la production européenne, allant jusqu'a financer près de 90% de la production anglaise et plus de 50% de la production italienne (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.) A l'époque j'ai cherché à identifier les voies et les mécanismes de cette politique expansionniste américaine (de nature financière et plus seulement commerciale, cette politique fut baptisée à Hollywood " the runeway production ".) L'Europe n'a pas relevé le défi américain. Elle s'est délibérément abandonnée à la seule logique des forces du marché, laquelle dans un contexte de fragilités structurelles, ne pouvait que s'avérer fatale. L'histoire en a fait la démonstration puisque aujourd'hui la part américaine du marché cinématographique européen s'est élevée à près de 80%, ce qui signifie qu'elle a doublé depuis les années 60, ce qui signifie que sur 100 spectateurs européens, près de 80 vont voir des films américains. Dans le même temps, la fiction américaine, sous forme de films, téléfilms, série et feuilletons, occupe une large position majoritaire dans la programmation de fiction des chaînes européennes de télévision.

 

Cette évolution s'accomplit sous la bannière de l'économie de profit, dans la compétition des taux de rentabilité et dans la lutte pour la domination des marchés, au gré des regroupements multimédia à l'échelle planétaire, faits de participations croisées, de fusions et de concentrations d'entreprises, à l'occasion desquelles la cinématographie se fond dans l'audiovisuel, où les ensembles ainsi constitués s'agglomèrent avec les entreprises continentales des télécommunications et de la toile Internet, les dernières en date étant ceux du mariage AOL-Time Warner. Dès les années 60, j'ai pressenti la fatale logique de cette évolution et me suis alarmé du lourd péril qu 'elle faisait peser sur le cours de l'aventure humaine, sur la vivante authenticité des cultures, sur le destin des civilisations et de l'infiniment précieuse diversité des hommes et des peuples.

 

C. : Pendant longtemps le cinéma belge dépendait du Ministère de l'Instruction publique. C'est en passant au Ministère de la Culture que se sont constitué les différentes structures que nous connaissons actuellement : Commission de sélection, Ateliers de production, etc.
J.-C. B. : Oui, la naissance des deux ministères de la Culture francophone et flamande date de 1965. Il faut restituer cette date dans le cas du cinéma par rapport à celle où l'une et l'autre communauté ont pris séparément leurs premières législations. Pour les Flamands en novembre 1964 et pour les francophones en juin 1967. De ces deux dates sont nés les Arrêtés Royaux créant la Commission de Sélection et le Conseil Supérieur de la Cinématographie. Lorsque les deux Ministères de la Culture française et flamande se sont créés, le budget de l'éducation nationale allait être réparti entre les deux budgets cinématographiques des Ministères de la Culture. Ce budget qui était de l'ordre d'une vingtaine de millions de francs a quitté le Ministère de l'éducation Nationale mais n'est jamais arrivé aux Ministères de la Culture. L'aléa bureaucratique voulant que cheminant dans l'univers labyrinthique et courtelinesque du Ministère du Budget - dont le Ministre était à l'époque Willy Declercq --, ils furent happés par une chausse-trappe dont ils ne ressurgirent jamais, laissant nus, frileux et démunis les jeunes départements cinématographiques, qui tels des prématurés venaient d'éclore trop tôt. On n'a jamais retrouvé ces 20 millions de Francs Belges.


Je reviens un peu en arrière pour signaler que jusqu'au début des années 60, il n'y avait pratiquement pas de politique belge de soutien à la cinématographie, hormis un petit arrêté du Ministère des Affaires économiques. Raison pour laquelle nous avons tenu, à l'Institut de Sociologie de l'ULB, un colloque pour proposer l'institution d'un soutien de l'Etat belge à l'activité cinématographique. Les propositions comprenaient plusieurs volets : un volet institutionnel : la création d'un Institut National de la Cinématographie qui prévoyait un fonctionnement selon un régime d'aide sélective, plus précisément d'avances sur recettes accordées aux producteurs et aux réalisateurs. Ce premier volet a disparu avec la création des deux Ministères de la Culture mais, bien avant cela, la Communauté flamande, qui existait bel et bien dans la réalité, avait récusé l'idée d'une institution nationale parce qu'elle craignait que celle-ci ne favorise un axe de production de la Belgique avec les pays latins (la France et l'Italie) au détriment de la Flandre. D'ailleurs, en novembre 1964, le sous-Secrétaire d'état à la Culture flamande, qui était attaché au Ministère de l'Education nationale et s'appelait Renaat Van Eslande, qui fut même notre Ministre des Affaires étrangères, a pris des arrêtés royaux créant, pour la Communauté flamande, une Commission du film et un Conseil supérieur de la Cinématographie. Ecartant ainsi toute idée d'institution nationale.
le second volet a lui aussi disparu. Il s'agissait du budget. Il proposait à cette institut une dotation initiale chiffrée à 500 millions de Francs Belges de l'époque sous forme de proposition de loi. Elle a été déposée en juin 1964 sur le bureau du gouvernement lequel a chuté à l'automne. Le projet n'a plus été repris, quant à la dotation plus personne n'en a entendu parler. Ce qui a été sauvé du Colloque, c'est l'institution d'aide sélective. Et cela a été sauvé grâce, paradoxalement, aux Arrêtés royaux de Van Eslande !

 

La communauté francophone a longtemps hésité entre reprendre à elle seule le projet d'une Institution nationale. Elle s'est résolue, en fin de compte, à l'exemple des flamands, a créer une Commission du Film et un Conseil du Cinéma en 1967. À partir de là, a commencé une longue période de démarches faites de manière principale, par le Comité de coordination du cinéma belge. Démarches auprès de ministres successifs de la Culture pour trouver de quoi alimenter notre maigre budget. Comme nous avons démarré avec cinquante ans de retard et que les positions étaient acquises (théâtre, opéra), on s'en ressent encore aujourd'hui en ce sens que l'effet budgétaire, en faveur de la cinématographie est proportionnellement insuffisant et sous-dimensionné par rapport à ce qui serait utile et nécessaire.

 

C. : Il y a vingt ans le cinéma américain représentait 40% des parts de marché du cinéma belge. Pour le moment, il avoisine les 80%. Reste le cinéma européen. On s'étonne moins que le public belge soit peu nombreux à voir ses propres films. Que pensez vous de cette évolution qui ressemble à un monopole?
J.-C. B. : Vous avez raison. L'exportation de leurs films a réussi à doubler leurs parts de marché. On est passé de 40% à plus de 70%. C'est un changement très important parce que la part résiduelle qui est de 20 à 30% est une étendue dans laquelle la cinématographie européenne s'étouffe. L'accès à l'outil devient de plus en plus difficile et d'autre part la diffusion tourne en rond. Cela explique la difficulté de diffusion des films et la stagnation des échanges inter-communautaires et un fameux recul par rapport à ce qui se passait il y a trente ou quarante ans. Aujourd'hui nous voyons peu de films italiens, français, etc. Et ne parlons même pas des films des pays de l'Est. Il y a quarante ans on voyait couramment des films tchèques, polonais, hongrois. Cela est une chose mais n'est pas la principale. Je commence à dire les chiffres significatifs : la part américaine sur les écrans (salles, télévisions, vidéo) varie suivant qu'il s'agit de tel ou tel pays de l'Union européenne, de 30 à 90 %. En contre partie, la totalité des produits européens émarge pour moins de 2% du marché américain. Celui-ci ignore ce qu'est l'Europe et lorsque je dis le marché disons plutôt les citoyens américains. En fait de collaboration de civilisations nous sommes avec une cloison étanche et dans une ignorance qui n'est pas réciproque.

 

Une autre chose, plus essentielle, est qu'entre-temps la télévision s'est développée et que 600 millions d'européens la regardent 3 heures par jour. Je signale qu'ils vont en général trois heures par an au cinéma. Télévision où dans les fictions il y a une part majoritaire de séries américaines. Le problème de la télévision n'est peut-être pas au premier chef les programmes, le problème est celui du temps passé devant l'écran cathodique car il s'agit de 3 heures de temps soustrait à tout ce à quoi on passait le temps auparavant. C'est-à-dire à la civilisation orale, par laquelle la civilisation se perpétuait de génération en génération, à la civilisation écrite, par laquelle la connaissance et le savoir se perpétuent, mais aussi à la convivialité, la vie autour du feu, aux promenades, à la vie des jeux, des plages, à l'écoute de la musique, à la lecture, etc. Ce n'est pas rien. Trois heures c'est la moitié du temps libre des individus qui le passent dans un fauteuil avec de surcroît le fait qu'ils deviennent arthrosiques et obèses En tout cas, avec le fait que leur univers mental est de plus en plus peuplé des images de cette télévision. Ce qu'il faut souligner c'est que dans cet échange gigantesque - à l'échelle historique, c'est-à-dire à l'échelle de l'aventure humaine - il s'agit d'échanger trois heures de vie dans la réalité contre trois heures d'images virtuelles peuplées par des images américaines, en majorité.

 

À partir de là il est difficile de penser que cette présence américaine dominante ne joue pas. Il vous suffit d'imaginer qu'au lieu de voir des images américaines vous auriez des images grecques, italiennes ou allemandes dans la même proportion pour concevoir le scandale que cela ferait, d'imaginer les boucliers qui se lèveraient de partout. Il n'est pas possible de penser que des gens qui sont soumis à cette invasive imprégnation des consciences, cela dès l'âge de trois ou quatre ans, il n'est donc pas imaginable que ce mouvement n'aboutisse à des pertes de la mémoire originelle, à des ruptures de mémoire avec le passé, n'aboutisse à des mutations nombreuses de l'univers mental, intellectuel, esthétique, moral des gens. J'ai écrit un petit texte là-dessus où j'ai mis en exergue cette phrase de Valery : " Nous autres civilisations, nous savons aujourd'hui que nous sommes mortelles." Je pense que dès aujourd'hui la civilisation européenne est en train de mourir. Une civilisation ce n'est pas un monument, elle a son siège dans l'esprit et lorsque celle-ci tarit dans l'esprit elle devient un Musée.

 

C. : Grâce au cinéma hollywoodien, c'est leur mode de vie que les Américains exportent, leur façon de s'habiller ?
J.-C. Batz : Oui, mais alors là ce serait un moindre mal. Il m'arrive plus souvent que d'habitude de porter des Jeans. Par contre si vous prenez les produits exportés, non pas comme des produits ou des éléments artistiques mais comme des vecteurs de thème c'est autre chose. Il s'agit de leur thématique qui sature le champ de la conscience. La relation de l'homme et de la femme dans l'amour, dans la passion mais aussi dans la difficulté quotidienne, les relations entre générations, entre grands-parents, parents et enfants. Les rapports entre voisins, en général avec l'autre. Les rapports entre riches et pauvres, entre puissants et misérables. Les rapports, à l'autorité, à la justice, au pouvoir, à l'argent, à la religion, à la science, à la fête, à la solidarité, à la tolérance. Ce sont des thématiques qui se diffusent par des voies subliminales, en dessous des seuils de conscience mais qui toutes sont des thématiques de civilisation. Par leur aspect répétitif et fortement prolongé dans le temps, elles imprègnent la conscience et la mémoire. Tout cela aboutit à une transformation des modèles, des croyances, des opinions, des conduites.

 

Jean-Claude Batz, L'Audiovisuel européen : un enjeu de civilisation, éditions Seguier. Voir dans Propos, la préface que lui consacre Frédéric Sojcher et que nous publions.

Tout à propos de: