Sur le tournage de Madame Edouard de Nadine Monfils
Comme au paradis
Sept heures du matin, Bruxelles, quartier des Marolles, place du jeu de balle, le marché aux puces. Un soleil de septembre presque printanier réchauffe les chalands qui suivent par petits groupes le déballage des brocanteurs. Parmi eux, une équipe de cinéma semble elle aussi chiner l'objet rare. En fait elle met en boite les derniers plans du premier long-métrage de Nadine Monfils, Madame Edouard. Ambiance calme et joyeuse, presque ludique, chacun s'affairant autour de la caméra, étonnamment complice des gens du quartier qui tout naturellement se retrouvent dans le film. Comme la première séquence s'achève, Nadine Monfils vient nous rejoindre à la terrasse d'un café. Difficile d'imaginer en la voyant commander gourmande croissants et café qu'elle en est à son quarantième jour de tournage. Détendue, souriante, l'oeil pétillant du plaisir de tourner, elle rayonne et se raconte comme on cause autour d'un verre, ponctuant ses propos de petits rires cristallins, surveillant d'un regard amoureux l'installation de la séquence suivante. Auteur reconnu pour son oeuvre littéraire qui de nouvelles fantastiques en romans policiers, invente depuis trente ans un univers étrange et fascinant, pervers et merveilleux, sa venue au cinéma à de quoi surprendre et étonner.
« Je suis une passionnée de cinéma et quand j'écris, j'ai toujours beaucoup d'images plein la tête. Aussi le passage des mots à l'image ne m'a pas semblé difficile. Sans doute parce que je suis très visuelle et que je sais très bien ce que je veux. Et puis l'envie de faire un film à partir de l'un de mes romans me tient à coeur depuis longtemps. Déjà, il y a des années, j'avais eu un projet de film avec Walerian Borowczyk mais les Belges d'alors n'y avaient pas cru et c'en était resté là. Finalement le hasard a voulu que je vive à Paris et quand j'ai proposé aux commissions françaises le scénario de Madame Edward, surprise, les français y ont cru. Précisons que plus tard quand j'ai présenté mon projet à la Communauté française de Belgique, les belges, encore une fois, n'y ont pas cru. »
Pendant que nous parlons, un nain très rock and roll, un faux aveugle mateur de filles, une petite femme édentée qui nous envoie des baisers, un homme en robe au chignon impeccable, une femme lourdement fardée toute vêtue de bas résille, un ivrogne allumé qui parle tout seul en bruxellois passent et nous saluent comme de vieilles connaissances. On les dirait tout droit sortis d'un livre de Nadine qui nous raconte la genèse de son projet.. « J'avais écrit le bouquin, Madame Edouard, la première enquête du commissaire Léon et je l'ai donc adaptée pour le cinéma. J'ai écrit le scénario, fait le découpage, trouvé le casting, choisi les postes clés de l'équipe technique et quand j'ai eu fait tout cela, je suis allée trouver un producteur et les difficultés ont commencé. Trois ans ont été nécessaire pour monter la production du film en partie parce que les belges n'y croyaient pas. Et trois ans c'est long mais quelque part ces années n'ont pas été totalement perdues. J'ai du changé la distribution des personnages ce qui m'a amené à accentuer le côté populaire du film, ce qui me correspond mieux. Pour finir nous avons eu RTL, puis Artémis et nous avons pu tourner en Belgique. Parce que dès le départ je voulais que tout le film se passe en Belgique et plus particulièrement à Bruxelles. Mais comme nous n'avions pas eu l'aide de la Communauté française, une bonne partie du film a du se tourner dans des studios au Luxembourg. Nous y avons recréé un bistrot bruxellois qui s'appelle la Mort subite et mon chef décorateur, a refait là-bas en extérieur une partie de la rue de l'Économie. Il n'empêche que Madame Edouard est un film très belge. La moitié des acteurs est belge, l'équipe technique est belge et moi aussi, en prime. Et pour le dire plus clairement, c'est un film très très belge parce qu'il est nourrit de cette espèce de dérision, de décalage caustique, d'humour décapant qui est propre à notre pays. Et cela, l'équipe et les comédiens l'ont très vite et magnifiquement compris et ils se sont donnés à fond pour ne pas trahir l'univers du scénario. »
Willy, le patron du bistrot où nous bavardons, se joint à la conversation le temps d'une pose. Il vient de faire une petite silhouette dans le dernier plan et connait Nadine depuis longtemps. Elle l'a déjà mis en scène dans l'une des enquêtes du commissaire Léon, Les Bonbons de Bruxelles et Willy apprécie cette sincérité qu'elle a quand elle parle des gens du coin. Des gens des Marolles à l'univers bizarre de Nadine, il n'y qu'un pas que nous sautons sans hésitation. « Madame Edouard est un film policier d'accord mais c'est surtout du Nadine Monfils, justement dans cet usage de la dérision, dans mon goût pour les ambiances et les personnages bizarres. Bien sûr il y a une enquête qui sert de fil rouge mais elle n'est qu'un prétexte pour découvrir la vie d'une série de gens sortant de l'ordinaire, totalement atypiques. Pour moi le sujet de Madame Édouard est là, dans la vie de ces gens populaires, gens de bistrot haut en couleur, avec de l'humour, de l'amour, de la poésie, du suspens, bref tous ces ingrédients qui se retrouvent dans mes livres et qui font qu'une histoire fonctionne. Par exemple dans le film, il y a un travelo ménagère qui retrouve sa fille vingt ans après et elle ne sait pas que son père est travesti. Situation peu courante mais ce travesti, je le connais. Il vit dans mon quartier, à Montmartre. Bon Montmartre ce n'est pas la place du Jeu de Balle et pourtant pour moi il y a comme une étrange corrélation entre les Marolles et Montmartre qui est un peu à la base du film. Ce sont deux quartiers qui me touchent et que j'aime. Et si j'ai adoré Montmartre du premier coup, c'est parce que j'y ai retrouvé quelque chose des Marolles, cette impression d'un village dans la ville et surtout des gens rigolos, étonnants, aux histoires incroyables et qui sont »onhuzels »zotte smoels » comme on dit par ici. »
Nous parlons un peu de cette chanson si particulière du bruxellois et de sa façon très imagée de désigner les choses et les gens. Un directeur photo du soleil plein les yeux chuchote quelques mots à l'oreille de Nadine qui acquiesce. Un premier assistant heureux de l'être nous signale que nous avons encore cinq minutes alors nous revenons vite fait à ces jours de tournage qui ne semblent avoir laissé aucune fatigue sur le visage de Nadine.
« Le tournage touche à sa fin, il nous reste deux jours de travail et quand je vois ce qui a été tourné, c'est très proche du scénario écrit. Le monteur a déjà commencé à faire un ours et en le visionnant, j'ai eu le sentiment d'avoir été au bout de quelque chose et d'avoir eu ce que je voulais. Ce qu'il y a eu de formidable sur ce tournage, c'est que jamais je ne me suis sentie moins libre qu'en écrivant. A ce niveau écrire, filmer, c'est pareil. Mais filmer quand tu as la complicité de tes comédiens et de ton équipe technique, ce qui fut ici oh combien le cas, est plus passionnant qu'écrire parce que tu es sans cesse confronté à l'humain. Et c'est bon, nécessaire et stimulant. Mes souvenirs de tournage, ils sont tous dans la rencontre avec les comédiens, les gens de l'équipe et ceux qui nous entouraient. Il y a eu des fous rires, des vrais, des beaux... J'ai eu des larmes d'émotion, des vraies, des belles...
En dehors de mes enfants, c'est la plus belle expérience de ma vie parce que c'est la première fois que j'ai vu vivre mes personnages. Et puis tourner c'est un bonheur, un rêve, un paradis. Si on me dit demain, on remet ça pour six mois, je signe tout de suite, j'adore faire cela. Je n'ai qu'une envie, c'est que cela ne s'arrête jamais. Pendant que nous parlions la rue du Chevreuil s'est transformée en boxons aux vitrines de néons roses où déjà de fausses prostituées attendent le prochain plan. Nadine nous quitte comme on s'envole vers ce qu'elle appelle son paradis. Déjà on entend : prêt à tourner, moteur, action. Willy nous regard « ça va être tof », à notre avis aussi. Comme au paradis. »