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Eldorado de Bouli Lanners

Publié le 12/09/2007 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Tournage

Tournage de Eldorado de Bouli Lanners

Domaine des Dolimars, près de Monthermé, nous sommes au milieu de nulle part. Au fin fond de l'Ardenne, un village de vacances abandonné, des bungalows seventies aux vitres trouées et aux murs lépreux envahis de mauvaises herbes, couverts de fraises sauvages et infestés de tiques. Un paysage où plane les restes d’une ambition humaine sans doute démesurée. On se croirait dans Stalker de Tarkovski, et on est sur le plateau de Eldorado, le second long métrage de Bouli Lanners. Simon Raket, le second assistant qui nous accueille tandis que les autres sont en train de tourner au bout d’une route encore invisible, nous dit que c’est le réalisateur qui a trouvé le décor. Et pour ce faire, Bouli conduit des heures, comme le personnage de son nouveau film :

Eldorado de Bouli Lanners

 « J’adore faire de la route. Ce coin, je ne le connaissais pas particulièrement, mais quand on est arrivé ici, avec les bois, la rivière, la nature, on s’est dit :  C’est trop bien ! Il y avait une scène qui devait se tourner dans une piscine. Et samedi, après une guindaille, en plongeant à poil dans la Semois, je me suis rendu compte que cette scène devait se tourner dans la rivière. On a donc vite trouvé un petit coin où les personnages se lavent et se baignent en caleçon, avec leurs chaussures, dans la nature. Cela devient une scène d’une belle poésie ».

Nous retrouvons l'équipe. Une vingtaine de personnes s’affairent tranquillement au bord d’un petit chemin perdu dans les broussailles. L'ambiance est assez calme. C’est qu’on attend. La scène se tourne en nuit américaine. Et dans cet été pourri qu'a connu la Belgique, cet après-midi, il y a trop de soleil. S’il est trop présent, les ombres seront trop nettes, les blancs trop brillants. Il faut des nuages pour que cette nuit américaine soit crédible. Alors on le guette, ce gros nuage qui permettra de tourner la scène en entier. Pendant ce temps, l’accessoiriste, François Lefevre arrose les arbres et la route. On répète, on discute, on s’amuse. Au-dessus de l’équipe, une vieille Chevrolet (« une Caprice 1975 break, bleue métallique ! », souligne Bouli), sortie de la route, plonge les roues dans le vide. La scène se situe dans le premier tiers du film.

« Ils roulent et, ici, ils ont un accident. Il pleut, ils sont au milieu des bois. Ils vont essayer de trouver une caravane, la moins pourrie possible, pour y passer la nuit en attendant le lendemain. On a fait la cascade avec la voiture qui amène les personnages dans le décor où vous les avez vus. La voiture s’est crashée, les phares se coupent, le plafonnier s’éteint, et on passe en noir à l’image, c’est-à-dire pour nous, en nuit américaine », « un code cinématographique » dont il a envie de jouer. Avec cette Chevrolet, tout droit sortie d’un road movie à la Wenders, et ces espaces horizontaux, ce qu’il aimerait réaliser,« un vrai film de route et de paysages, mais en Belgique », semble prendre forme.

Eldorado raconte la rencontre entre un vendeur de vieilles bagnoles américaines et un jeune toxico paumé. «L’histoire part d'une situation que j’ai vécue : un cambriolage où mon voleur s’est caché et j’ai dû parlementer avec lui pendant deux heures pour le faire sortir parce qu’il avait peur que j’appelle les flics. Finalement, on a établi le contact dans une situation vraiment particulière. J’étais touché par ce qu’il était. Sauf que, dans la réalité, il est revenu pour tout me voler un mois ou deux après » ajoute-t-il en riant. 

Ici, « Yvan trouve Elie, la nuit, planqué dans sa maison. Ils sont bien obligés de causer, pour passer le temps. Le lendemain, plutôt que de lui casser la tête en deux, Yvan décide de le ramener chez ses parents, ce qu’a priori désire Elie, un toxico en rédemption. Cela permet à Yvan, qui a aussi quelques problèmes, de sortir de chez lui. Ce voyage qui aurait dû être bouclé en une demi-journée, va finalement durer quatre jours. Entre eux, va se nouer une relation qui permet à Yvan de reprendre confiance, et conscience des responsabilités qu’il peut assumer, et à Elie d’être pris en charge, au moins jusqu’à la fin du film où là… on ne peut pas dire ce qui se passe. ».

Si Ultranova était un road movie où les personnages rêvaient d’ailleurs en faisant du sur place, dans Eldorado « on prend la route. Dans Ultranova, les personnages n’exprimaient pas leurs sentiments alors qu'ici, ils le font ». Mais, cela mis à part, «il y a, à nouveau, une sorte d'esthétique du vide, dans la tête des personnages comme dans le décor ». Et quelque chose de la même mélancolie semble flotter dans ce second film : « Il n’y a pas un mec normal, tous les personnages ont une faille. Mais ils sont plus marqués, plus trempés, ce qui rend le film moins réservé. Et ils sont, en même temps, un peu décalés, un peu clownesques, comme dans Travellinckx. Si dans une situation désespérée, le personnage, lui, n’est pas désespéré, cela devient beaucoup plus touchant et beaucoup plus drôle. Il rebondit, il ne se laisse pas faire ».

Un nuage assez gros semble se profiler. Cathy Mlakar, la première assistante, sonne le rassemblement des troupes. Tout le monde se met en place. Le film se tourne en 35mm scope et en couleur. On harnache la caméra sur les épaules du chef opérateur, Jean-Paul de Zaeytijd. Olivier Hespel, l’ingénieur du son, vérifie que tout fonctionne. On tourne.

Fabien Abbe, dont c’est la première apparition au cinéma, dégingandé dans son sweater, les épaules un peu voûtées, demande, nonchalant : « On fait quoi maintenant ? ».  À ses côtés, Bouli s’énerve : « On fait quoi, on fait quoi ? Je sais pas ! » Il sort du champ. La caméra reste sur Fabrice, qui l’appelle, un peu désespéré, et finit par le suivre. En même temps qu’il joue, Bouli dirige, fait signe à son comédien de sortir du champ. On coupe. Il prend Fabrice à part, redit sa réplique avec lui avant qu’on ne recommence. Ce n’est pas « On va où ? » mais « On est où ? ».  

C’est Philippe Grand’Henry qui lui a parlé de Fabrice : « D’ailleurs, au tout départ de l’écriture, le rôle était pour lui, mais le film est devenu très différent. Le rôle lui a donc sauté des mains. Malgré cela, il m’a quand même trouvé un gars qui convenait ! Chapeau ! Fabrice vient de Normandie, il est venu faire ses études au Conservatoire de Liège. Après trois auditions, j’étais convaincu que c’était lui. Même s’il était en balance avec des gens comme Jean-Paul Rouve ou Guillaume Depardieu, je me sentais plus proche de lui. Et puis, un comédien connu, on aura toujours tendance à le voir lui avant le personnage. C'est Jean-Paul Rouve qui joue un tox. Alors qu’un débutant, quand il apparaît à l’écran, il n’a pas cet effet de reconnaissance. Il est le personnage. Et si cela avait été Guillaume, je crois aussi qu’on aurait été plus à fleur de peau, plus grave, plus tragique. Je crois qu’avec Fabrice, ce sera plus décalé, plus absurde. Il a cette mollesse, cette fragilité qui correspond bien au personnage, dans lequel il est vraiment rentré ».

Le nuage n’est pas tout à fait passé. On reprend la scène, et c’est dans la boîte. Tout le monde se précipite sur le combo. Est-ce que cela fonctionne ? Oui, « Elle est bonne » tonne Bouli, enthousiaste. Mais on ne sait jamais, et on se prépare à en refaire une autre. Il faut guetter de nouveau « le » nuage. Pendant ce temps, sur le plateau, Bouli divertit tout son monde et raconte des anecdotes. Notamment comment une chaise au nom d’Alain Delon se retrouve au bord de cette petite route perdue au fond des bois. Il l’a piquée sur le tournage d’Astérix et Obélix. D’où il a aussi ramené la chaise marquée à son nom, en souvenir. Les commentaires et les blagues fusent sur l’acteur français, décidément pas très populaire parmi les techniciens belges.

« Des jours comme aujourd’hui, passés à attendre le bon vouloir du soleil, ce sont des journées de stress terrible. Et, vous avez vu, ce n’était pas du tout le cas ici, parce que l’équipe est soudée et en confiance. Je crois même que j’ai là une équipe comme je n’en aurai plus jamais ! Je joue dans le film, je suis dans tous les plans. Donc il faut qu’avec l’équipe, humainement, il se passe quelque chose qui me permette d’être à l’aise au moment où je joue et de passer très vite du rôle de réalisateur à celui de comédien ».

Ainsi, il n’y a pas de maquilleuse sur le plateau : « Je veux être tout de suite disponible sans passer des heures à me préparer, ou à faire des raccords coiffure. Mes fringues sont les mêmes du début à la fin. Je suis donc très vite prêt ». C’est que pour lui, jouer et diriger en même temps, c’est une première : « Je suis un réalisateur qui ne tourne pas entre ses films : ni émission télé, ni clip, ni pub, tout cela ne m’intéresse pas. Donc, quand je repasse derrière la caméra, je dois aussi relancer la mécanique de la réalisation. C’est là-dessus que je me concentre pendant les premiers moments du tournage. Après, je regarde les rushes, je me rends compte de ce qui fonctionne, j’apprends à accepter mon image, juger des plans en me voyant dedans. C’est à ce moment-là que je commence à réajuster ». Il est dans son costume, un short en jean, un air de vieux rocker. « Ce personnage est tellement proche de ce que je suis que le producteur, Jacques-Henri Bronckart a beaucoup insisté, et finalement, j’ai cédé. Mais je ne l’avais pas écrit pour moi, je n’avais pas l’intention de le jouer ».

Sur le plateau, entre deux prises, il s’écarte et discute à mi-voix avec Elisabeth Ancion, sa costumière et son épouse : « Elise a suivi les répétitions qui ont duré cinq semaines, et elle connaît toute la continuité de jeu. Au tournage, elle nous donne son feedback. Cela me permet d’avoir une vraie scission entre mon travail de réalisateur et celui de comédien. Avec Jean-Paul et Cathy, j’ai un rapport privilégié au niveau de la mise en scène. On se connaît depuis longtemps. Olivier, l’ingénieur du son, est plus directement en prise avec le jeu. J’ai aussi un rapport privilégié avec lui. Au final, c’est toujours Elise qui nous donne les vrais retours. Le scénario se modifie sans cesse et on en discute tous les jours ».

Après quelques semaines de tournage, Bouli a changé le début et la fin de son film : « J’avais écrit une fin très belle, très émouvante, mais qui ne fonctionnait pas du tout. Quand j’ai vu les images, je me suis dit que c’étaient celles d’un autre film. Elles étaient trop démonstratives, cela sonnait un peu faux… bref, tout ce que je déteste. Je dois donc réécrire la fin, et d’autres scènes encore ». Dans Ultranova aussi, l’histoire, les dialogues, la fin, de nombreux éléments s’étaient modifiés en fonction des comédiens ou des paysages. C’est la même méthode de travail : au fur et à mesure que l’histoire prend forme, elle se reconstruit : « Les deux ou trois premières semaines, j’applique un plan de travail, avec un découpage et tout, et puis à un moment donné, je me rends compte que si je veux me réapproprier l’histoire, je dois réinventer des choses ».

Les comédiens qui donnent de la chair aux personnages, les contraintes des décors, un planning qui impose des choix…, peu à peu, la matière du film se remodèle en fonction de la réalité. Un peu comme un peintre retouche la matière de sa toile à mesure que l’image apparaît : « Je réinvente beaucoup. Et cela parce que le film se resserre de plus en plus sur les deux personnages. Mais c’est plus dur de rendre cette histoire fluide et de la rythmer parce qu’il n’y a pas d’histoire annexe. C’est très simple parce que fort dépouillé mais faire un truc simple et fluide en même temps, et bien, c’est sacrément difficile ! »  

Un film écrit, réalisé et interprété par Bouli Lanners.

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