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Les Géants de Bouli Lanners

Publié le 08/10/2011 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Dans les bois avec le loup…


Trois gamins dans l’adolescence, trois mousquetaires abandonnés à eux-mêmes en quête de divertissements, de rires et de chaleur. Mais le monde qui s’ouvre à eux, s’il est beau et vaste, est profond comme la forêt… Les Géants sont des petits Poucet, poussins, ou trois petits cochons dont même la maison en brique se fera souffler… Mais il y a toujours un chemin dans les forêts. Avec beaucoup de finesse, le troisième long métrage de Bouli Lanners construit, à petits pas, un conte initiatique, un beau film noir, mais lumineux, sur l’enfance et la liberté.

Les Géants de Bouli Lanners

Deux gosses se morfondent à la campagne. Une mère au téléphone confirme qu’elle ne pourra pas venir les chercher de sitôt (un mariage, entend-on vaguement à travers le portable). Bientôt, ils n’ont plus d’argent. Au volant d’une bagnole qui pétarade un peu, sur une route déserte de campagne, ils font face, dans un joli duel de western, à l’un des leurs, qui pousse sa bécane. Il n’en faut pas plus pour sceller des amitiés. De deux, les voilà trois, comme les mousquetaires de l’histoire. Et Zach, Seth et Danny partent à l’aventure, ou à l’abordage, en quête de joints, de frics, de divertissements. On pique ici dans la cave du voisin, on chope de l’herbe ailleurs, on fout le boxon dans une maison de vacances déserte.

Et les gamins bien d’aujourd’hui, impertinents, joyeux, qui s’amusent à jouer aux hommes, à roter, se baffrer de pizzas ou parler branlette. On se croirait chez Tom Sawyer.  Dans ces paysages horizontaux, filmés en Scope comme pour les ouvrir encore, couverts de forêt et semés de rivières, les gosses, avec leurs chemises à carreaux et leurs casquettes, semblent sortir de la campagne américaine de Mark Twain. C’est encore du côté de l’Amérique que le cinéaste emprunte quelques figures stylistiques, du western au film d’épouvante (Angel ne déparerait pas un film de Carpenter) en passant par le polar (Bœuf ou la gueule du mafieux).

En avançant, le ton du film, d’abord léger et plus ou moins joyeux, devient de plus en plus grinçant. À partir du moment où ils n’ont plus ni argent, ni voiture, ni toit sur le tête, soufflé par le grand méchant Bœuf, les trois garçons doivent tout inventer, et leurs moyens sont pauvres. Peu à peu, dans une vulnérabilité qui va grandissante, ces aventures les entraînent dans un autre monde, bien loin de l’enfance. On passe alors des balades de Tom à la fuite de Huckleberry Finn traqué sur son radeau. Et l’histoire s’épaissit d’épisodes qui viennent construire, sur les situations et les personnages, des archétypes. Le réalisme du film, justement parce qu’il s’est légèrement stylisé ou décalé, en vient à faire résonner d’autres paysages plus allégoriques vers lesquels il glisse peu à peu.

Finement tissée, la toile narrative de Géants dérive doucement, comme la barque sur la rivière, vers un autre univers, plus sombre, plus trouble, parfois au bord du rêve diurne. Au fil de multiples sédimentations de références, de symboles et d’éléments narratifs, le film évolue lentement du road movie potache et réaliste vers le conte initiatique légèrement onirique (magnifique séquence des enfants dans la forêt, guidés par une lumière lointaine), en passant par quelques notes grinçantes et de plus en plus noires.

Il n’y a rien dans Les Géants de cet expressionnisme allemand qui faisait la beauté scintillante de La Nuit du Chasseur. Mais si, justement, le chef-d’œuvre de Charles Laughton vient résonner de manière incessante, c’est que Les Géants est aussi un film noir, qui accule ses personnages à des actes désespérés et imposés par la violence de leurs milieux et de leurs trajectoires; que le motif de la rivière, ici comme là, fait voyager les enfants d’un monde à l’autre, et que tous les personnages s’épaississent au fil du récit, pour devenir des archétypes, incarnations de principes vivants  - qu’il s’agisse d’Angel, si mal nommé, bras droit du Diable, de Bœuf, image distante du mal ou de la bonne fée Marthe Keller/Lilian Gish. Mais le bien ne triomphe pas ici du mal par son entremise.  La question n’est plus qu’il triomphe.

Dans  Les Géants, les figures blanches et noires ne s’affrontent pas vraiment. Elles vivent, chacune de leurs côtés, voisinent et s’ignorent. Ce sont les enfants qui vont et viennent entre elles. Et l’innocence, à s’y frotter, vacille d’être trop légère, avant de tomber à l’eau, comme la cabane, dernier refuge qui s’écroulera dans un marais puant. S’ils sont bien victimes, à mains égards, du monde des adultes et de sa violence, Zach, Seth et Danny ne sont pas pour autant ni tout à fait inconscients ni tout à fait innocents. L’enjeu des Géants est ailleurs. Dans le mouvement, le trajet des garçons, qu’ils sortent de la forêt profonde, qu’ils sortent de l’enfance. Et cela passe par le choix, qui implique justement la responsabilité, la conscience, la liberté. À ce prix.

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