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Made in China de Julien Selleron

Publié le 01/07/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Jia Zhang-Ke (The World) avec Hou Hsiao-Hsien (Les Fleurs de Shangaï) et Wong Kar Waï (2046), compte parmi les trois plus grands cinéastes chinois actuels (1). Julien Selleron, jeune cinéaste français ayant fait ses études à l’INSAS a eu l’occasion de rencontrer Yu Lik-Wai, étudiant en cinéma venu de Hong-Kong étudier le cinéma à Bruxelles. Ce dernier, rentré chez lui est devenu le chef opérateur et producteur de Jia Zhang-Ke. Et ce, dès Xia-Wu, artisan pickpocket (Prix de l’Age d’or).

 

Il y a deux ans, lors du tournage de The World, Julien Selleron, invité par Yu Lik-Wai et Jia Zhang-Ke en Chine, en a profité pour réaliser un portrait du chef de file des cinéastes indépendants chinois. Un film d’autant plus passionnant que Jia Zhang-Ke est l’un de ces réalisateurs qui a bousculé l’esthétique et la thématique d’un cinéma qui oscillait jusqu’alors (si l’on excepte Le cerf-volant bleu, de Tian Zhuangzhuang, interdit de tourner pendant prés de dix ans par la censure) entre une approche officielle de la mémoire visuelle (de la propagande pour être précis) et les reconstitutions historiques se passant sous la dynastie des Song, des Ming ou des Mandchous ou évoquant les différences de vie entre ville et campagne.

Made in China de Julien Selleron

Devenu, un peu malgré lui, le porte-drapeau du cinéma indépendant se servant souvent du support numérique (pour le documentaire voyez Wang Bing et son époustouflant A l’Ouest des rails à l’Ecran Total, cet été), Jia Zhang-Ke est le sujet d’un portrait sensible et intelligent (chinois, avons-nous envie de dire, tant Julien Selleron nous fait découvrir pas à pas Jia Zhang-ke dans une intimité que peu de cinéastes acceptent de dévoiler) du réalisateur de Platform, tour à tour peintre, écrivain (3 livres à son actif) et cinéaste (4 longs métrages et In Public, un moyen métrage). Bref, la rencontre, car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec une personnalité qu’on était à cent lieues d’imaginer telle qu’elle se dévoile à nous.

 

Mal vu des autorités et traité avec arrogance par ses collègues qui font de la pub, autre forme de propagande (on change seulement de contenu) voyez ces séquences étonnantes, à la limite du mépris, où les collègues de Jia demandent à celui-ci ce qu’il vient faire dans la cour des grands (entendez qui ont l’aval du pouvoir).Quel ennui pour les officiels qu’au Japon et en Europe Jia Zhank-ke et ses amis représentent la Chine dans ce qu’elle a de plus créatif! Heureusement, les chinois étant pragmatiques les choses bougent (et de toute façon Internet et les DVD sauvages répandent les œuvres de ces malappris) et The World, in extremis, lors de son tournage, a été officiellement co-produit par le Bureau du cinéma de Shanghai.

 

Il faut vous dire que dans Made in China, Julien Selleron, nous montre que les chinois adorent le Ma-jong et les provocations feutrées. Les bureaux de Jia Zhang-ke (rendez-vous des cinéastes indépendants) se trouvent à cent mètres de l’Académie du cinéma chinois (peut-être font-ils leur Taï Chi, tous les matins ensembles !).

De son bureau, Jia, après avoir arrosé une plante que son assistante croit dépérissante, grimpe sur un escabeau et sort de sa DVDthèque ses films préférés : La Notte de Michelangelo Antonioni (il adore la séquence du début où des jeunes gens font un feu d’artifice sous le regard désabusé de Jeanne Moreau). Puis il nous montre Mouchette et L’Argent de Robert Bresson, l’un de ses réalisateurs de chevet et, enfin, Les Garçons de Feng Kai d’Hou Hsiao-Hsien. Un film qui conte l’adolescence des jeunes de Taïwan.

 

« Après avoir vu ce film, j’ai eu envie de raconter l’histoire des jeunes de Shanxi, ma région natale. Ce film m’a beaucoup impressionné parce qu’avant lui, il n’existait pas de film en mandarin évoquant des sentiments simples et personnels. En voyant Les Garçons de Feng Kai, je me suis rendu compte que notre expérience de vie – de la vie de gens comme moi – avait une valeur narrative précieuse ».

 

Après une conférence de presse donnée à l’occasion de la publication de son troisième livre, il commence le tournage de The World par une cérémonie bouddhiste. Sur un autel de fortune Jia, accompagné d’une partie de son équipe, brûle de l’encens et s’incline devant la figure tutélaire de Sidhartha. Il s’agit, comme il le confie à Julien Selleron, d’un rituel davantage qu’une croyance. Ensuite, on le retrouve dans un taxi qui arpente les huit bandes de freeway qui traverse le Pékin pris de folie moderniste. Il y évoque une adolescence passée dans l’ennui tel Rimbaud à Charleville.

 

« Avant les gens comme moi étaient des glandeurs, des inutiles pour la société. Si j’avais vécu en URSS, j’aurais été considéré comme un parasite parce que je n’ai pratiqué aucun travail normal. Aujourd’hui, il existe le terme indépendant. C’est un nouveau regard sur le genre d’attitude de vie. Nous sommes des indépendants qui décidons nous-mêmes de notre travail.
Dés janvier 1999, on m’a interdit de tourner des films. Mais j’ai continué à le faire. De nos jours on ne peut plus interdire à quelqu’un de s’exprimer. On a Internet, la DV-Cam. Mais le plus important est la tendance irréversible qu’ont les citoyens à se libérer. »

 

Nous poursuivons le voyage dans le nord de la Chine à Fenyang, la ville natale de Jia qui fait semblant de shooter dans un ballon imaginaire. « Il y avait trois avenirs de vie possible, confie-t-il, la rue, l’école ou la maison. Moi, ce qui m’intéressait le plus c’était la rue. A ce moment-là la télévision existait à peine. Nous n’avions pas de télévision. Pendant longtemps les chinois n’ont pas eu de loisirs. Les seuls loisirs étaient les relations entre les gens. On traînait avec les copains au terminal de bus. Il y avait les voleurs à la tire, les gens qui accueillaient leur famille où quittaient Fenyang. C’était une cérémonie permanente. Maintenant c’est devenu un bar Internet », conclut-il goguenard.

 

Lorsqu’il tourne Xia Wu, artisan pickpocket, il le réalise dans l’urgence, la nécessité de fixer sur pellicule les images d’une Chine en train de disparaître. A la fin du film le public devient partie prenante de la fiction. On voit surgir autour de Xia Wu et du policier des mingongs (travailleurs de la campagne venus vendre leur force de travail à la ville). Ceux-ci sont taciturnes et silencieux, surpris de voir un voleur mis au piloris.


Après la séquence on retourne à Jia Zhang-ke qui dit calmement : « Pendant la révolution culturelle nous n’avions droit qu’a des images officielles. Quand je parle d’oubli ce n’est pas seulement celui de notre génération mais celui de la nation toute entière qui a été mise de côté. Je trouve cela terrifiant. » Après une pause : « Le désir de s’exprimer n’est pas seulement un désir personnel, cela concerne autant mes proches ». Nous assistons au tournage de plusieurs séquences de The World dont celle du karaoké et nous découvrons Jia Zhang-Ke dans Made in China chantant à gorge déployée. Le karaoké est un sport national en Asie.


« J’aime beaucoup l’endroit où j’ai filmé le karaoké, le couloir, ce monde faux. Avec The World,je veux raconter une histoire vraie dans un milieu faux qui ne cesse de renvoyer des images factices. »
On ne va pas vous raconter tout Made in China sauf vous signaler, à la fin la belle scène ou Jia Zhang-Ke, étant parmi les siens, son père nous dit n’avoir pas vu Platform en entier, sur un DVD pirate, mais avoir été frappé par la dédicace « À mon père ». « Une façon, conclut-il philosophiquement, de communiquer entre deux générations ».

 

Made in China aurait pu se contenter de n’être qu’un Making Off de The World (étant donné le peu d’informations que nous possédons du cinéma indépendant chinois cela eut été déjà pas mal) mais le film de Selleron est plus que cela. C’est l’itinéraire et le vécu, avec de grands moments d’intimité, du cinéaste le plus doué de sa génération.

 


(1). Il serait intéressant de comparer, because leur capillarité Plaisirs inconnus (Jia Zhang-ke), Les Garçons de Feng Kai (Hou Hsiao-Hsien) et Nos années sauvages (Wong Kar-Waï). Une transversalité s’y manifeste sur le malaise d’adolescents tenaillés entre tradition et modernité, sur le fil du rasoir de la délinquance, dans une perception de l’espace-temps tout à fait singulière.

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