Any Way The Wind Blows de Tom Barman
Anvers, un vendredi du mois d'août
En 1992, Tom Barman a 20 ans et poursuit des études de cinéma à l'école Sint Lukas de Bruxelles. Pour passer le temps, il fonde avec quelques copains anversois un petit groupe de rock : dEUs. En 1994, manque de bol : le premier album de dEUs cartonne dans les charts. Le morceau SUdS & SOdA, avec son riff grinçant au violon et ses paroles scandées à deux voix est un hit mondial, aussitôt suivi de Via. L'Angleterre, les States, l'Europe : la planète craque pour nos anversois. Et ce n'est pas un One Shot. Au fil des albums, le statut de star mondiale de dEUs se confirme. C'est un conte de fées mais c'est aussi la ronde infernale des tournées : albums, concerts, promo... ad libitum. Plus question de cinéma pour Tom, dont c'est pourtant les premières amours. À peine trouve-t-il le temps de tourner quelques uns de ses clips. Mais cette envie lui reste chevillée au corps. En 1999, après la sortie de l'album The Ideal Crash, il décide de prendre une année sabbatique pour écrire et réaliser un long métrage. L'année sera plus longue que prévu puisque, tourné durant l'été 2002, Any Way The Wind Blows sort sur nos écrans en juin 2003.
"Il est rare que je me reconnaisse dans les films flamands », explique Tom. "Je n'y retrouve pas mon univers." Un univers qu'il va s'attacher à nous faire partager ici. En racontant des histoires plutôt qu'une histoire. Anyway The Wind Blows est ce qu'on appelle un film choral, avec des personnages en lieu et place de héros. Un peu comme si l'Altman de Short Cuts avait rencontré le Wayne Wang de Smoke et Brooklyn Boogie, et qu'ils soient allés s'installer au bord de l'Escaut. Car Any Way The Wind Blows se passe à Anvers. Et l'atmosphère nonchalante de la métropole paressant sur les berges du fleuve un vendredi du mois d'Août imprègne le film. Bien plus qu'un décor, c'est une ambiance ou, comme le dit Tom, un groove. Même si - et peut-être justement parce que - Tom parle de l'Anvers qu'il connaît : arty, blécâ. Le néerlandais s'y mâtine d'anglais et de français et les personnages sont caractérisés : un galeriste, un écrivain, deux clubbers, un projectionniste qui fait aussi DJ, un disquaire spécialisé en électro,... L'Anvers de Barman a un petit goût du New York de Warhol et l'hommage appuyé que fait le réalisateur au pape du pop art (jusqu'à lui réserver un petit caméo onirique) n'est pas innocent.
Un jour d'été ordinaire donc, dans la vie de huit personnes à Anvers. Des personnes fortes ou fragiles, révoltées, folles, cyniques, narcissiques, en amour, en rupture, en fuite. Des histoires difficilement racontables parce que leur intérêt ne se situe pas en elles-mêmes, mais dans des petits détails, des caractéristiques, des exergues qui les mettent en valeur et font exister leurs personnages. Comme le dit le synopsis "officiel", il y a «... de la musique dans l'air et un frisbee perdu. Des rencontres, des blessures et des conversations. De la danse et du délire, des virus, Andy Warhol, des flics, des chevaux morts...". Tout cela, et d'autres sortes de choses. Pour enfoncer une porte ouverte, on dira que le film de Tom est à l'image de sa musique. Au premier abord un univers de fumeur de joints où tout se laisse aller au gré de la fantaisie. Un fouillis d'idées, de gimmicks, de sensations dignes de l'arrière boutique d'un brocanteur d'où ressortent quelques images fortes. Très vite cependant, on se rend compte qu'en réalité, tout est ordonnancé avec rigueur en fonction d'une vision précise. "À mes yeux", dit Tom, "le cinéma est quelque chose de bien plus personnel qu'une petite histoire filmée. Il peut refléter une conception de la vie, une atmosphère ou un malaise. Laisser la latitude au rêve et à la fantaisie."
Et on ne s'ennuie pas une minute à suivre ces instantanés montés en patchwork. Le conteur sait torcher ses histoires. Il virevolte de l'une à l'autre, entremêle les fils, les croise jusqu'à cette fête finale qui réunit tout le monde chez Nathalie. Il ne lui reste plus ensuite qu'à les démêler pour laisser apparaître le sens (dénouement) en terme de vie, d'amour ou de mort. Parce que ses personnages sont attachants, qu'ils nous parlent et nous touchent, on le suit sans résistance. Parce que Tom Barman se révèle également un cinéaste, qui a le sens de l'image, du mouvement de caméra, du plan, de la distance et de la durée, du découpage, du montage. Parce qu'il est aussi un musicien et que la musique sourd de chaque image et colle au film comme une seconde peau. Pour un premier long métrage, il n'avait pas vraiment choisi la facilité, ni dans ses intentions, ni dans sa forme. Et il s'en tire avec une maîtrise qui fait oublier les quelques hésitations, tâtonnements et culs de sac. On peut ne pas aimer Any Way The Wind Blows, parce que c'est un film d'atmosphère, et le reflet d'une certaine conception de la vie, à laquelle on accroche ou pas, mais on peut difficilement faire grief à Tom Barman de passer à côté de son sujet. Il nous livre un premier film peu ordinaire, qui laisse encore dans la bouche un goût de raisins verts, mais qui accroche et se regarde avec plaisir. Et si un cinéaste est quelqu'un qui sait capter la rumeur du monde et nous la restituer par la magie de son regard, alors Tom Barman est indubitablement un cinéaste sur lequel le cinéma belge peut fonder pas mal d'espoirs.