Voilà près de quinze ans déjà qu'Olivier Lecomte, critique de cinéma dans diverses revues et quotidiens (Le Journal du Dimanche, Studio Belgique, Télécinéma RTBF, Cinergie et actuellement Télé moustique) a entrepris de donner des cours d'analyse cinématographique. Ce passionné de cinéma veut communiquer ses enthousiasmes aux jeunes et aux moins jeunes générations ce que ne permet pas toujours une notule imprimée ou un éditorial. Il a commencé cet exercice profitable il y a 12 ans déjà en baptisant son cours : La Toile Filante. Après avoir interrompu ses cours, il les a repris l'année passée. Cette année il vous propose deux cycles : Hollywood, des années 60 à nos jours et Initiation à l'analyse de films. Entretien.
Entrevue avec Olivier Lecomte
Cinergie : Qu'est-ce qui pousse un critique tel que toi, travaillant dans un hebdomadaire et surchargé de travail, à consacrer certaines de tes soirées à un public pour partager ton amour du cinéma en donnant des cours ?
Olivier Lecomte : Je pense que c'est un excellent complément à l'activité critique. Celle-ci, dans mon cas, est un peu solitaire dans la mesure où assez bien de textes sur les films qui sortent en salles et qui sont diffusés à la télé sont écris sur mon ordinateur. Le dialogue est un peu court. Je vois les cours comme une vraie manière de me ressourcer, d'avoir un échange de vues sur l'interprétation d'une séquence que je choisis. Là j'ai du feed-back et ça nourrit ma pensée, mes articles ne pourront en être que meilleurs. Et puis on ne peut plus jouer son André Bazin et publier un texte de 35 pages dans une revue comme Esprit ou Les Cahiers du cinéma. Puisque de toute façon il n'existe plus de revues en Belgique. On est dans le règne de la notule. Pour un vrai cinéphile, analyser en détail -et je pense que le cinéma est un art du détail - il y a une évitable frustration de calibrer sa pensée sur 18 lignes. Dans les cours on peut passer 20' sur un petit extrait et démontrer la richesse dans le détail des plans. Citizen Kane est d'une richesse inépuisable. Je l'ai vu quinze fois et je repère encore de nouvelles choses lors de chaque vision. En critique -lorsque le film repasse à Flagey - on peut lui consacrer 25 lignes alors que j'y consacre 12 heures de cours. C'est l'enjeu et cela me donne du plaisir à donner les cours.
C. : Est-ce que tu penses qu'aujourd'hui, ce fut le cas jusque dans les années soixante du siècle dernier, le cinéma conserve une place singulière dans le tout-à-l'image qui envahit notre quotidien. ?
O.L. : Lorsqu'on rencontre les réalisateurs on voit très bien que le cinéma reste un médium privilégié et qui appelle apparemment à davantage de rigueur que d'autres formes qui se servent de l'image. Que ce soit une part mythique qui est attachée à cette attitude c'est possible, mais tu constates, comme moi, que beaucoup de films ont du mal à passer à la télévision parce qu'ils abordent, avec plus de violence et de causticité, un sujet qui ne leur permet pas d'atteindre le prime time. Le cinéma permet plus d'audace tant au niveau du contenu que de la forme. Ceci étant, n'oublions pas qu'il y a beaucoup de passerelles intéressantes. Notamment avec les séries -réalisées en vidéo digitale - qu'a lancé une chaîne comme ARTE et qui, par ailleurs, ont souvent donné des séries longues au cinéma. On pense aux Roseaux sauvages. Ou l'Eau froide d'Olivier Assayas.
C. : Que penses-tu des gens qui, confondant le plan et l'image, posent une équivalence de toutes les images et prétendent que Loft Story est le documentaire d'aujourd'hui ?
O.L. : Oui certaine revue a eu la naïveté de prétendre cela. Mais la première place du cinéma n'est pas contestée. D'un point de vue économique, on sait très bien que les ventes en vidéo et en DVD ont besoin de l'effet vitrine de la sortie en salles. Il y a un effet « Bigger than life » qui fait que le public capte mieux un film lorsqu'il est sur grand écran. Lorsqu'on regarde un clip vidéo on est surpris de voir que la plupart du temps il s'agit d'un pastiche de films ayant connu de grands succès publics. Donc même l'art du vidéo-clip s'inspire du cinéma. Je vois donc celui-ci toujours au début de la chaîne. Et surtout, le cinéma permet une réflexion à un moment où l'on arrête ce flux des images et que l'on réfléchit sur la manière dont elles vont être perçues par les spectateurs, la manière dont on va les construire et aussi la captation au moment du tournage, saisir un moment présent qui ne se reproduira plus.
C. : Dans ton cours, tu analyses la prise de vue, le montage ?
O.L. : Dans le cours d'initiation, par exemple, j'essaie de prendre les éléments de manière analytique. On commence à réfléchir sur des plans isolés ou de courtes séquences et de voir le travail sur le cadrage. Pourquoi Tourneur dans La Féline ne montre-t-il pas la transformation de Simone Simon en panthère ? Est-ce payant sur le plan dramatique ou pas ? En voyant le remake de Paul Schrader on s'aperçoit qu'il fait un film en couleurs et que donc le jeu sur l'expressionnisme du noir et blanc, ce jeu d'ombres, ce miroitement sur les murs de la piscine, est-il encore possible ? Il montre que oui.
J'essaie de lier un mouvement technique à sa signification. Je fais une sorte d'historique des mouvements d'appareils et j'essaie de montrer qu'il faut revenir à un certain purisme. Un travelling cela signifie quelque chose. Ce n'est pas seulement une question de morale comme disait Godard. Mais cela signifie quelque chose dans le cadre d'un récit. Par exemple Agnès Varda, dans Sans Toit ni loi filme d'abord un plan fixe, puis l'entrée dans le champ de Sandrine Bonnaire. Elle la suit en travelling latéral, arrête son mouvement terminant sur un plan fixe en faisant sortir Sandrine Bonnaire. Donc le plan existe avant et après Sandrine qui ne fait que le traverser. Toute l'idée de l'errance de cette jeune femme est contenue dans ce mouvement d'appareil qui commence et termine par du fixe. Et qui en quelque sorte engloutit puis éjecte le personnage hors du champ. C'est une métaphore sur le destin de cette jeune fille.
Dans Halloween, Carpenter utilise la steadicam pour son premier plan, lorsque le jeune garçon pénètre dans la maison. La présence de la steadicam qui s'infiltre dans la maison, comme aucune caméra n'avait pu le faire avant ce nouveau moyen technique, donne un aspect terrifiant à la séquence et lui permet de ne pas révéler l'identité du personnage avant la fin du plan. Inversement je montre qu'une version de la steadicam, utilisée par Almendros dans Les Moissons du ciel de Térence Malick, est moins importante. Il s'agit d'un long passage, dans la rivière, entre Richard Gere et Brooke Adams qui mettent au point le complot qui va enserrer dans leurs filets Sam Sheppard, le propriétaire terrien dont ils sont les travailleurs saisonniers. Almendros avait remarqué que la séquence était exagérée parce qu'on sentait trop le mouvement, comme s'il y avait un troisième personnage entre eux. On peut se dire que c'est déjà l'ombre du propriétaire qui s'immisce dans ce couple. Pour Almendros cela devenait trop voyant. Il y avait peut-être une coquetterie formelle qui ne se justifiait pas sur le plan dramatique. Par contre, au montage je consacre d'énormes séquences. Tout le monde ne sait pas que le cinéma a d'abord été un art du plan fixe. Et l'on parle de plan à partir du moment où l'on parle du montage. Je montre un peu cette évolution du tableau de Méliès au montage classique en passant par Griffith et les expériences soviétiques des années vingt. Et je parle aussi des différentes Nouvelles Vagues qui ont permis d'intérioriser le récit en jouant sur des montages extrêmement complexes où on passe, en cut, du présent au passé. Du réel au fantasme. Ce que l'on voit chez des gens comme Delvaux, comme Resnais. Comment le cinéma, qui au départ paraît un art objectif, destiné à enregistrer le réel devient mental. Enfin, on envisage la bande sonore. Henri Morelle disait toujours qu'il s'orientait moins vers la captation des sons mais davantage vers une mise en scène sonore. Comment traiter le son pour qu'il acquière une signification ? Il y a les travaux incontournables de Michel Chion, sur lesquels je me base, qui explique la manière dont Robert Bresson a utilisé la sonnerie du Tram dans Un condamné à mort s'est échappé.
C. : Tu ne penses pas que dans le cinéma actuel le son prend parfois plus d'importance que l'image ?
O.L. : Oui. C'est vraiment l'influence du cinéma américain contemporain sur le cinéma mondial. Le but du cinéma américain contemporain qui est un but assez trivial -il faut le dire - est de donner un sentiment de présence lorsqu'on assiste à un film. Il s'agit d'immerger totalement le spectateur dans l'image. Cela va totalement à l'encontre de l'attitude analytique ou de l'attitude des réalisateurs qui essayent de nous faire réfléchir sur l'image. Il s'agit au contraire de couper la réflexion en nous immergeant dans ces sensations. Le cinéma mainstram américain actuel c'est en petit « la foire du midi. » On veut nous donner l'impression qu'on est sur une montagne russe. J'analyse beaucoup les films tournés dans les années 60-70 aux Etats-Unis, l'utilisation de la musique était extrêmement parcimonieuse. C'est vraiment la génération des « movie brats », les Spielberg et Lucas qui ont ramené la musique symphonique.
C. : Tu as deux types de cours : l'analyse cinématographique dont on a parlé et un Hollywood des années 60, c'est-à-dire l'époque charnière de la fin de la toute puissance des studios.
O. L. : Avec ce cours je me suis fait plaisir. Parce que la grande période du cinéma américain c'est précisément au moment où Hollywood vit cette crise. On ne peut même parler de la fin des studios. Pour la bonne raison qu'ils ont toujours eu l'arme infaillible pour retomber sur leurs pattes : la distribution au niveau mondial. Donc économiquement, malgré les différentes crises qu'ils ont traversées, ils ont toujours survécus. Mais néanmoins, dans les années soixante, et jusqu'à la fin des années 70, avec Jaws et La guerre des étoiles qui permet le redressement du système hollywoodien, il y a eu une période ou plus de choses ont été possibles que dans le passé et le futur.
À ce moment-là, les studios étaient tellement désemparés qu'ils ont donné leur chance à toute une génération de jeunes cinéastes qu'on a appelé les « movie prats » qui ont appris leur métier sur le tas, avec Roger Corman. Celui-ci a donné sa chance à Coppola, à Scorsese, à Bogdanovitch.. Une école extrêmement dure. Coppola a fait du montage, de l'enregistrement, de la direction de son, de l'assistanat. C'est évidemment un écolage formidable.
La structure hollywoodienne s'étant effritée il y eu cette émergence de nouveaux talents qui correspond, grosso modo, à la Nouvelle Vague, mais dix ans après. Ce qui est curieux, c'est que les studios n'ont pas fait appel à ces jeunes mais à des valeurs confirmées comme Arthur Penn, Robert Altmann. La grande Charnière va de 1967 à 1970, où l'on peut voir Bonnie and Clyde, The Graduate, Mash.
Et puis tout d'un coup il y a quelques films qui vont émerger comme Easy Rider qui font penser aux studios qu'ils peuvent faire confiance à ces jeunes enragés, des "easy rider raging bull ». C'est un coup de force puisque pour la première fois dans l'histoire du cinéma américain, de 1965 jusqu'en 1977, au moment où les blockbusters de Lucas et Spielberg ont déjà bien rodé leur système, Hollywood découvre la notion d'auteur ! Hollywood découvre que le cinéma européen peut avoir une influence bénéfique. Des gens comme Coppola ou Scorsese ont été profondément influencés par les Européens. Conversations secrètes c'est le Blow Up de Coppola. Ce sont des gens qui connaissent le cinéma d'Antonioni qui connaissent la Nouvelle Vague. Ces jeunes réalisateurs vont dire au système qu'un film n'est plus un travail d'usinage, un film c'est un auteur qui impose sa vision du monde.Si on voit les premiers Coppola, les premiers Scorsese, les premiers Spielberg (comme Duel), ce sont des films extraordinaires parce qu'ils sont à la fois profondément ancrés dans la culture américaine et en même temps on se sent complètement en affinité avec eux parce qu'ils ont une tonalité européenne que nous, nous comprenons très bien. Encore une fois, c'était dix ans après la Nouvelle Vague française. Il y a un retard parce que le système des studios n'accepte pas de prendre des risques. C'est parce qu'il y a eu des percées inattendues et imprévisibles comme Bonnie and Clyde auquel Jack Warner n'a jamais rien compris pas plus qu'à Easy Rider ! C'est le succès public qui a, en quelques sortes, conforté ces jeunes indépendants. C'est l'échec public de différents films de Bogdanovitch ou de Coppola, avec, One from the haert, sans parler de l'échec catastrophique de Heaven's gate de Cimmino (échec économique et non artistique) qui ont permis aux studios de reprendre les rênes du pouvoir. Et aujourd'hui, Scorsese doit avoir l'appui de Léonardo di Caprio pour pouvoir réaliser Gangs of New-York., un projet qu'il traînait depuis des années. Projet, comme on le sait, qui a été mutilé au montage.Coppola a des phrases très dures : nous avons tout bousillé, nous voulions un milieu du cinéma permettant plus de diversité, l'émergeance de nouveaux talents. Le milieu du cinéma que nous transmettons aux nouvelles générations est pire que celui que nous avions lorsque nous avons commencé à tourner. Mais quels sont les cinéastes américains qui peuvent dire qu'on va voir un film sur leur nom ? C'est Coppola, Scorsese, Spielberg. Ces gens ont réussi à imposer ce que Truffaut, Godard, Rohmer avaient réussi à imposer à la fin des années 50, c'est-à-dire le cinéma d'auteur, même s'il est aujourd'hui de nouveau lié à la grosse machinerie. Dans mon cours, je parle aussi de cette frontière floue entre les indépendants et les majors. Est-ce que Tarantino, qui traite avec Miramax, est encore un indépendant ? Et Woody Allen avec DreamWorks? Les indépendants sont une marge qui sert de vivier pour renouveler le système. Il a besoin d'entretenir les marges pour obtenir du sang neuf dans le centre et inversement le sang neuf bénéficie d'un retentissement que jamais le cercle des ciné-clubs universitaires ne leur apporterait.