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Ça déménage...sous les Tropiques : Entretien avec Gérard Preszow et Stéphane Van Iseghem

Publié le 11/10/2007 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Gérard Preszow anime depuis trois ans un atelier de création vidéo au sein de l'asbl Tropiques, centre de jour pour adultes légèrement déficients. La vidéo d’atelier est devenu un film, Ça déménage... sous les Tropiques, qui nous parle d’errance, d’enfance, de souvenirs liés aux lieux d’habitation. Rencontre avec l’animateur-cinéaste et Stéphane Van Iseghem, résidant-cinéaste.

 

Cinergie : Comment es-tu passé de l’écriture à la caméra ?
Gérard Preszow  : Oui, c’est vrai qu’au départ, dans mon parcours, mais ça fait presque 20 ans maintenant, il y avait une obsession de l’écriture. L’écriture ne m’a pas tout à fait quitté et continue à m’obséder et à me tarauder, mais à un moment, il a fallu que j’arrête avec ça ! J’ai pris une caméra. Je ne dirais pas que c’est ce qui m’a sauvé, mais c’est ce qui m’a permis de me lever, de franchir la porte de chez moi et de sortir.
Dans les ateliers que je mène depuis 3 ans, c’est un peu ça que je mets en partage et que je propose, c’est-à-dire une projection de ce que j’ai pu vivre moi-même. La caméra est un outil qui permet d’aller vers le monde, de se lever (Lève-toi et marche !), de sortir et d’aller à la rencontre. C’est très simple et c’est la philosophie des ateliers que je mène, notamment avec Stéphane van Iseghem. La question est : “Qu’est-ce qu’on peut vivre ensemble, moi, toi et la caméra qui est là ? Qu’est ce qu’on peut vivre ensemble avec une caméra sachant initialement que pour moi, ça a été une manière de me mettre en mouvement ? ” Je ne veux pas parler de “cinéma”, de “formation à l’image”, d’"éducation média”.

C. : Malgré ce que tu peux dire, il y a un “style” « Gérard Preszow ». Est-ce que ce style particulier ne vient pas de l’écriture ?
G. P. : Oui, peut-être. C’est sûr que j’ai plus une culture littéraire que cinématographique. J’ai un rapport amour-haine avec le cinéma, il m’a fallu du temps pour me dire “cinéaste”. J’ai dû me dire que c’est ça, de temps en temps, qui me faisait gagner un peu d’argent, et donc c’est une profession ! Profession : cinéaste. Mais je n’ai pas d’imaginaire cinéma : Cannes, Hollywood, pour moi, ça ne me dit absolument rien. Mais si tu me parles de Bernard Noël, Pierre Michon, Peter Handke, Murakami, alors oui, je suis intarissable !
Avant À l'école de la Providence, c’est-à-dire le moment où j’ai moi, pris la caméra pour des raisons relationnelles et aussi parce que les Dardenne m’ont fait confiance…la caméra pour moi, était un truc totalement tabou. Je ne touchais pas à la caméra, c’est à peine si je mettais mon œil dans l’œilleton. Et puis, à ce moment-là, j’ai pris la caméra et effectivement, j’y ai pris goût et je ne l’ai plus lâchée depuis. Je dis souvent que je filme avec mes oreilles.
Beaucoup de gens disent : “Preszow n’est pas un cinéaste ! Enfin... il s’en fout”. Boris Lehman, qui a quand même été mon maître m’a dit : “ Tu t’en fous finalement de l’image. De temps en temps, j’ai l’impression que tu te fous de notre gueule !”
Bon, je fais attention de ne pas me foutre des gens, mais c’est vrai que jusqu’il y a peu, je filmais avec les oreilles, d’où le fait que ma caméra bouge comme ça (de gauche à droite) parce que je vais vers la parole. Je pense que c’est en train de changer, que je commence à avoir une certaine jouissance de l’image. C’est comme une autre étape dans ma vie. Je ne dirais pas une autre étape dans mon cinéma, mais une autre étape dans ma vie.

C. : Stéphane, est-ce que tu peux nous parler du travail que tu fais avec Gérard et nous dire comment ça se passe ?
Stéphane Van Iseghem : Ben... ça se passe bien ! Bon, au début, quand je suis arrivé aux Tropiques, je ne savais pas qu’il y avait une activité vidéo et ça m’inquiétait parce que je me disais, “je ne vais pas réussir, c’est quelque chose de compliqué, est-ce que je vais réussir à affronter ça, accepter d’être filmé”. Bref, j’avais des questions, j’avais des angoisses, et puis j’ai essayé. Gérard m’a aidé, il m’a fait confiance pour tenir une caméra, parce que c’est la sienne, elle n’est pas à l’asbl. Les deux films que j’ai faits, c’est moi qui les ai filmés, et c’est vrai que j’ai aimé ce que j’ai fait. Bon, de temps en temps, je paniquais un peu, mais je suis fier parce que j’ai réussi à faire quelque chose jusqu’au bout. J’ai tendance à jamais faire les choses jusqu’au bout et donc j’étais content.

C. : Comment s’est passé le travail ?
S. V. I. : J’avais dit à Gérard : j’aime bien la nature, les arbres, parce que c’est la vie, c’est la continuité de la vie et le jour où on sera parti, tout ça, ce sera encore là. On a cherché ce qu’on voulait faire et Gérard m’a proposé de filmer un potager. Je suis allé chez quelqu’un que je ne connaissais pas, Robert, et j’ai filmé le potager, j’ai compris comment ça fonctionnait, comment poussaient des légumes, tout ça…C’était bien ! J’ai aimé ce que j’ai fait. Il y avait un résultat !
G. P. : Là, Stéphane parle de l’année dernière, de l’atelier précédent. Donc, comme il dit, la première année, on a fait un DVD qui s’appelle Voyage aux Tropiques, et qui était une démarche totalement individuelle. J’ai proposé à chacun qui le souhaitait de faire son court métrage documentaire et Stéphane effectivement a choisi de suivre un potager chez quelqu’un qui est psychanalyste.
La deuxième année, on a fait Ça déménage... sous les Tropiques. C’est une chance fabuleuse de travailler aux Tropiques, parce que premièrement, on me fait confiance, deuxièmement, ça me permet de chercher, d’essayer des choses. Donc, après une méthode individuelle la première année, j’ai essayé une méthode collective la deuxième année.
J’ai beaucoup tourné en rond et je me suis dit : “il faut trouver une petite consigne un peu scolaire, un peu académique qui était « faisons notre Bruxelles »”. Pas l’Atomium, pas la Grand’place mais que chacun, tour à tour, repère un lieu et nous emmène  là où c’est important. Au départ, on ne savait plus si on était dans un atelier vidéo ou un atelier excursion, et moi, ça m’angoissait, parce que je ne voyais plus le film.
Secrètement, j’espérais quand même que l’accumulation, de semaines en semaines (pratiquement 7/8 mois de tournage à raison de deux demi-jours par semaine) allait permettre un montage de film. Stéphane nous a emmené à Jette, dans des lieux où il a résidé et c’était comme ça pour dix autres participants. Moi aussi je me suis soumis à la consigne, c’est Stéphane qui  m’a demandé si moi aussi j’allais montrer mon enfance, et donc je les ai emmenés là où j’avais vécu quand j’étais gosse, à Schaerbeek.
J’ai douté jusqu’au montage, et puis, avec Hervé Bradel, qui est le monteur avec lequel je travaille depuis quelques années, on a été totalement bouleversé par les rushs. On ne sait pas qui filme, la caméra passe, même aux mains de participants qui tremblent, qui ont des gros problèmes et ça produit une esthétique un peu bâtarde, mais c’est ça qui fait toute la richesse.
On part d’un thème qui est « notre Bruxelles » et on arrive à un sujet insoupçonné : comment se raconter en relation avec les lieux où on habite. En particulier pour les gens qui sont à Tropiques, des personnes qui ont à chaque fois déménagé parce qu’on ne peut jamais rester dans les institutions. Ce n’est plus la question de Bruxelles, c’est le sujet de l’errance contrainte.

C. : Retourner dans le passé pour raconter son histoire...
S. V. I. : Oui, ça j’ai aimé. Ça m’a fait revenir dans le passé (c’était quand même une belle époque, ce moment-là). J’étais content de faire ça et de revoir le passé.

C. : C’est le retour sur l’enfance qui est le plus fort et le plus émouvant.
G. P.
: Oui, mais ce n’est pas un film réellement introspectif. Ce sont des récits assez classiques mais, c’est entre les lignes que c’est très fort. Quand on dit “la maison des grands-parents”, ce n’est pas les parents. Quand on dit mon “beau-père”, ce n’est pas le père. Ce sont chaque fois de petits mots, qui disent en creux, sans insister, sans être dans le mélo que c’est quand même des histoires de cassures et d’abandon. Donc, ce n’est pas la maison d’enfance, ce n’est pas back home, c’est une nostalgie fracturée.
Ce qui m’a vraiment bouleversé c’est de me dire : “j’ai fait le film, que je n’aurais même pas rêvé faire”. C’est incroyable ! Ce n’est pas mon film, c’est un film d’atelier, mais je peux dire que je m’identifie totalement dans le sens où il me raconte, il est juste par rapport à ma vie, par rapport à mes abandons, à mes déménagements. On ne va pas entrer dans les détails autobiographiques, mais il est juste, et je suis toujours ému quand je le vois.

C. : C’est pour ça que tu as décidé d’en faire un film, de le sortir de l’atelier ?
G. P. : Non, pas du tout. Le fait qu’on ait un DVD, avec une jaquette travaillée par un graphiste, donc un DVD  professionnel, destiné à une diffusion, était d’emblée dans le projet d’atelier. Il y a non seulement l’asbl Tropiques qui invite à la conception de l’atelier mais il y a  aussi le CVB (Centre vidéo de Bruxelles), qui, depuis le début, est  complice et croit aussi de son côté dans la force de la chose. Tout est pris en charge de manière professionnelle par le CVB parce qu’on a foi que ce qui pourrait sortir de là peut être quelque chose d’inouï.

C. : Ce qui est surprenant dans tes films, c’est que tu prends la caméra pour l’offrir aux autres. C’est une sorte de partage.
G. P. : Par rapport à qui tient la caméra, c’est très évolutif et ce n’est pas du tout une position idéologique. Quand j’ai pris moi-même la caméra, au moment de À l'’école de la Providence, je n’ai pas donné la caméra, ils me l’ont prise, les élèves  me l’ont arrachée. Je me suis rendu compte qu’ils faisaient des images que je n’aurais jamais pu faire, des images décadrées, un peu violente, trash tout ça,  mais qui était parfaite par rapport au film !
On peut dire :  la caméra, je la donne ou je m’en débarrasse. C’est pour ça que je dis : surtout pas d’idéologie autour de ça ! Ce n’est pas une caméra caritative, ce n’est pas une caméra altruiste, c’est une manière d’entrer en relation.
A Tropiques, j’ai beaucoup filmé la première année, la plupart ne voulaient pas filmer, ils voulaient être filmés. Cette année, j’ai eu à la fois plus confiance en eux et j’ai appris que ce qu’on peut appeler les maladresses qu’ils peuvent faire sont souvent comme des joyaux, des cadeaux. Une des maladresses les plus belles, c’est Stéphane qui l’a faite : il est en train de filmer Robert, ce gars qui a un potager et tout à coup Stéphane lui pose la question : “Est-ce que c’est ça votre métier” ?
S. V. I. : Ah oui, moi je croyais qu’il était fermier. Il me répond :"Non, le potager c’est mon passe-temps, je suis psychanalyste".
G. P. : Stéphane est interloqué par la réponse “je suis psychanalyste”, et qu’est-ce qu’il fait ? Il baisse la caméra, la caméra filme au sol et il continue à parler. N’importe qui aurait coupé, mais on sent que Stéphane réfléchit, puis remonte la caméra et lui demande quel est le lien entre la psychanalyse et les légumes…
Ce geste cinématographique qu'on pourrait dire une maladresse est fabuleux!
Cette année, j'ai donné la caméra dans l’espoir d’obtenir des choses et il y a des choses…incroyables ! Olivier, qui a filmé plus de la moitié du film, filme comme il est dans la vie, fixement, sans lâcher. Moi ça me gêne, mais je me dis, il ose faire ce que je n’ose pas faire et donc ça provoque chez l’interlocuteur, des silences, de merveilleux silences. Olivier n’a pas de problème à supporter ce silence que nous, (d’ailleurs la preuve, je n’arrête pas de parler), nous avons tellement de mal à supporter.

C. : Tu as d’autres projets avec le CVB ?
G. P. : Après deux fois chez Tropiques, j’avais envie de faire une troisième fois pour faire une trilogie. Donc, on est reparti depuis deux semaines, je ne sais pas encore sur quoi ! J’ai moins d’angoisse, je sais qu’il y aura quelque chose : quoi ? J’en sais rien ! On va chercher ensemble. J’ai fait aussi un autre atelier avec les femmes du CPAS de Schaerbeek où j’ai travaillé en individuel.

C. Vous voulez ajouter quelque chose ?
S. V. I. : La caméra peut tout faire ! Ce que tu n’oses pas faire, tu le fais avec la caméra. C’est sans le vouloir…
G. P. : Sans le vouloir, ça c’est essentiel ! 

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