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Elève libre : Entretien avec Joachim Lafosse

Publié le 14/11/2007 par Katia Bayer et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Au tout début du tournage, j’ai remarqué que tu faisais un travelling, ce que je ne t’ai jamais vu faire jusqu’ici. Qu’est-ce qui tout à coup t’a donné l’idée de changer de méthode ?
Joachim Lafosse Pour la simple et bonne raison que je pense que le fond nécessite une autre forme sur ce film-ci. Pour moi, être cinéaste, c’est toujours faire rejoindre le fond et la forme. Ce que j’ai à raconter cette fois, nécessite une forme différente de celle que j’ai donnée à Folie Privée, à Ça rend heureux ou à Nue Propriété. Je n’aime pas l’idée de fixer les choses. Elève libre est un film louvoyant sur une problématique qu’on n’arrive pas à déceler; on ne comprend pas d’où viennent le mal et le problème. J’avais envie de quelque chose de plus fluide et, en effet, j’ai fait mon premier travelling sur ce tournage.

C. : Est-ce que tu pourrais nous parler du fond d’Elève libre ?
J.L. : Oui. J'essaie de répondre à deux questions : à partir de quand passe-t-on de la transmission à la transgression, et à partir de quel moment une relation devient-elle transgressive ? J’essaye de parler de ça à travers la relation entre un adolescent en décrochage scolaire et un adulte qui veut le sauver. Un des sujets du film est d’aborder les limites dans les relations et surtout dans l’éducation. 

C. : Ces limites, familiales et éducatives, n’étaient-elles pas déjà traitées dans Nue Propriété ?
J.L. : Tout à fait. J’ai traité des limites du cercle familial. Maintenant, j’essaye de parler un peu des limites qui sont au-delà de la famille c’est-à-dire l’école, les amis… Mais au moment où je termine Elève libre, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui apparaît et qui n’est pas conscient. Cette idée me plaît beaucoup et me surprend : je sens que du film, sortira quelque chose qui est au-delà de moi et qui ressemble en même temps beaucoup aux deux films précédents. J’aimerais vraiment qu’il y ait une vraie réflexion et une discussion qui se créent autour du film. J’ai souvent dit que ce qui m’avait donné envie de faire du cinéma, c’était que lorsque j’étais petit, à la maison, on ne parlait pas beaucoup, sauf au moment de « L’Ecran Témoin ». Le film qu’on voyait le lundi soir nous permettait de parler de ce qui se passait à la maison mais sans dire que c’était de nous qu’il s’agissait. Je serais très heureux si Elève libre provoquait une discussion entre les gens qui l’ont vu. Je vais même m’avancer : si à la fin de la vision d’Elève libre, les spectateurs s’interrogent sur la nécessité de penser les limites aujourd’hui et la signification exacte de l’éducation (que veut-on transmettre à des adolescents ou à des futurs jeunes adultes ?), alors j’aurai gagné mon pari.

C. : Tu n’as pas le sentiment d’avoir déjà essayé de poser ces questions à travers tes films précédents 
J.L. : Oui, dans les précédents aussi, mais avec celui-ci, je ne suis pas sûr que je pourrais aller plus loin. Je pourrais continuer à explorer cette question-là, mais je ne crois pas que je pourrais en dire plus que dans celui-ci. Sur ce film, je suis tout le temps confronté à des questions : qu’est-ce qu’on peut filmer et qu’est-ce qu’on ne peut pas filmer ? Qu’est-ce ce qu’on peut montrer et qu’est-ce qu’on ne peut pas montrer ? Qu’est-ce qui est hors champ et qu’est-ce qui ne l’est pas ? J’ai une vraie envie de savoir comment les gens vont réagir devant des plans, des scènes entières.
Il y a quelque chose qui me surprend sur ce film-ci. Beaucoup de gens l'ont refusé à la lecture sous prétexte que c’était trop gros. Et tout d’un coup, j’ai eu des retours différents de gens qui l’ont vu mis en scène et incarné par des acteurs. Ils disaient « je l’avais lu mais maintenant que tu me le montres, c’est vrai que c’est crédible ». C'était comme si quelque part, la réalité ou l’incarnation de la réalité allait plus loin que la lecture. Il y a là quelque chose sur la puissance du cinéma et de l’incarnation. Ce n’est pas la première fois qu’on me dit ça sur un film. Les gens trouvent qu’il est trop bavard et puis, quand ils voient les scènes, ils disent : « mais non, en fait, ça marche ». C’est assez curieux…

C. : À la lecture, il y aurait vraisemblablement un fantasme…
J.L. : Exactement. Peut-être que sur ce quoi j’écris paraît énorme à la lecture, que des gens s’en font des images énormes, n’y croient pas alors qu’en fait, c’est l’inverse : je mets en image ce qui paraît énorme et puis, tout d’un coup, ça devient plus lisible. Comme quoi, la puissance du fantasme, ça peut être très destructeur…

C. : Je voudrais te poser une question sur la manière dont tu diriges tes comédiens. Il y a un travail préalable au tournage pendant lequel tu les fais répéter et participer à la réécriture du scénario. Est-ce que par après, tu leur laisses une grande liberté d’improvisation ?
J.L. : Je délimite un terrain : c’est vrai qu’avant le tournage, je lis le scénario et que je réécris avec eux. De plus en plus, je me rends compte que c’est le travail qu’on fait avant le plateau qui, s'il est bien abouti, laisse une liberté qui se situe dans quelque chose de très structuré. En fait, j’improvise peu. C’est aussi très agréable d’entendre les comédiens dire : « la séquence fonctionne. Il n’y a pas lieu d’improviser. On va la faire ». Et puis, eux, ils apportent autre chose que l’improvisation : ils donnent vie à la séquence.

C. : Est-ce que la liberté se joue aussi au moment du montage ? Est-ce qu’à ce stade, le film peut encore complètement changer ou faut-il qu’il s’adapte au scénario ?
J.L. : Ah non, à chaque fois, on oublie le reste. Un film devient juste quand on le fait avec la matière qu’on a et pas avec celle qu’on rêvait d’avoir. Le scénario permet aux acteurs de donner quelque chose qu’on enregistre. Une fois qu’on a enregistré ça, il n’y a plus moyen d’avoir autre chose. Et le montage me permet d’écrire encore autre chose que ce qui avait été écrit au scénario. En général, je me débarrasse du scénario et je fais avec ce qui est là parce que sinon, c’est trop douloureux. Ce que j’aime dans le montage, c’est que ce soit de la réalité et pas du fantasme. C’est dangereux quand on commence à rêver le film et à se dire : « je voudrais qu’il soit comme ça » : à un moment, on ne voit même plus la matière réelle et on fait un film par défaut. Mais dès qu’avec la monteuse, on regarde avec lucidité la matière en notre possession et qu’on se dit : « qu’est-ce qu’on fait avec ça ?», alors là, on devient juste et ça devient émouvant pour elle, pour moi et pour le film.

C. : Il y a deux verbes qui ne s’appliquent pas qu’au montage mais qui correspondent à cette idée : choisir et renoncer.
J.L. : Oui. Mais on peut aller plus loin. C’est d’ailleurs le sujet du film que je ferai après sans doute. J’ai beaucoup parlé des problématiques familiales et maintenant, je commence à avoir un petit peu envie de parler de l’amour. C’est ça que j’ai appris avec le montage et avec le cinéma : aimer, c’est choisir. Choisir, c’est renoncer. Mais c’est aussi dans ce renoncement que quelque chose apparaît. Ça vaut pour le cinéma mais pour la vie aussi.
En faisant Elève libre, il y a une idée à laquelle je pense beaucoup : c’est la distinction entre la jouissance, le plaisir et le désir. Aujourd’hui, on mélange plaisir et pulsion. Manger du pop-corn tout de suite, ce n’est pas du plaisir mais de la jouissance, de la pulsion. Pour moi, la jouissance, c’est quelque chose qui est court, qui s’arrête, qui se vit et qui se fait seul. C’est assez triste en soi. Le plaisir, ça se partage, ça se fait ensemble et ça peut durer. Voilà, le cinéma peut être un vrai outil de plaisir à partager ensemble. Là, j’espère que je suis en train de faire un film qui va permettre ça. En tout cas, le tournage était plutôt tranquille mais peut-être que le montage sera très éprouvant et tendu.

C. : Transmission et transgression commencent par les mêmes lettres mais s’opposent. Ce film parle de tabous, d’abus. As-tu senti que des idées de vie et de cinéma se rejoignaient avant de te lancer comme pour tes films précédents ?
J.L. : Effectivement, je vois des choses qui se passent dans la vie et je me dis : « est-ce que ça ne ferait pas un sujet de film, est-ce que ça ne servirait pas à proposer une réflexion au spectateur ? ». Quand je sens que quelque chose me touche et a touché quelques personnes autour de moi, je me dis : « tiens, ça nous parle intimement ». Une des raisons pour lesquelles j’ai voulu faire ce film, c’est que je trouvais que le rapport qu’on a eu à la question de l’abus dans l’affaire Dutroux a débouché sur une réflexion un peu simpliste sur l’abus. Des abus, il y en a partout, tous les jours. Il y a des gens abusés qui n’osent pas dire non, mais on ne parle pas d’eux.
J’espère qu'Elève libre sera bien perçu comme un film sur la transmission et l’éducation. Le prétendu éducateur de Jonas est un homme qui n’aime pas la transmission mais qui aime le pouvoir. Il va jouir du pouvoir qu’il a sur l’adolescent mais est-ce que cet adolescent est simplement une victime ? 

C. : Est-ce que tu a pris des précautions particulières à l’égard de Jonas ?
J.L. : Ici, en l’occurrence, on est tellement dans un film qui parle des limites de l’éducation et de la transmission que je me vois mal faire faire des choses qu’on ne fait pas faire à un adolescent de 15 ans sans être bienveillant, adulte et lucide. Je dois essayer d’avoir une hyper lucidité avec lui et avec l’équipe pour que ça ne déborde pas. C’est très agréable de mettre des limites, de constater qu’il y a une distinction entre la fiction et la réalité et de voir qu’il s’en sort bien. Pour un tas de raisons, ça me fait plaisir de voir qu’il a pu jouer cette fiction-là et que ça ne l’a pas troublé.

C. : Tu essayes de t’entourer de gens que tu connais mais il y a d’autres comédiens dans Elève libre avec lesquels tu n’as jamais travaillé. Tu peux nous parler notamment du choix de Jonathan Zaccaï ?
J.L. : À chaque fois, ce sont des aventures. Je cherchais quelqu’un de multiple pour jouer le rôle de l’adulte dans Elève libre. Je voulais quelqu’un qui soit séduisant et, en même temps, qui ne le soit pas. Je trouvais que Jonathan pouvait jouer ça en sachant très bien que lorsqu'il allait arriver sur le plateau, pendant la préparation, j’allais lui demander d’être un ogre, d’être donc un peu moins charmant que ce qu’il est d’habitude. Ça n’a pas été simple pour lui, et ça continue à ne pas l’être. Mais franchement, le personnage qu’on fait vivre là est le personnage le plus complexe que j'ai jamais traité au cinéma. On verra ce que ça donne, mais c’est d’une complexité incroyable. Jonathan s’est montré assez généreux. Il était dans la réflexion de ce qui allait se passer, la façon dont il fallait aborder ce personnage. C’est très bénéfique parce qu’aujourd’hui, au moins, on ne se mord pas les doigts : on n’a pas été trop loin. Je pense qu’on a été subtils.

C. : Vous avez mis des limites…
J.L. : Oui, voilà. Il y a une petite phrase au début du scénario que je vais remettre dans le film : « À nos limites ». Je pense qu’elle va encore mieux à Elève libre qu’au précédent. En fait, c’est un film sur lequel on a tous tout le temps été en train de se demander : « est-ce qu’on n’a pas dépassé là ? ». J’aime bien cette notion parce que ça fait de nous des gens responsables. Qui,aujourd’hui, se se pose encore cette question  : est-ce qu’on ne va pas au-delà de nos limites ?

C. : Vous ne pouvez pas prendre le risque de les dépasser, ces limites ?
J.L. : La fiction le permet. On peut dépasser les limites fantasmatiquement et avec la fiction mais dans la vie, on ne le peut pas. Forcément, dès que tu poses la question des limites en faisant de la fiction, tu dois filmer quelque chose. Donc les questions de savoir comment tu filmes, jusqu’où tu vas et qu’est-ce que tu peux demander aux acteurs sont intégrées. Est-ce que je montre le sexe de Jonas ou pas ? Si je fais un film qui questionne les limites des mœurs et jusqu’où on peut aller dans l’éducation, qu’est-ce que moi, je décide de montrer dans ce film ? Voilà, la fiction permet toutes les réflexions mais on ne peut pas tout filmer, je crois. En l’occurrence, pour ce film-ci, j’ai décidé : tout est hors champ.

C. : Anne Coesens joue également dans le film. Elle a un petit rôle complexe lui aussi parce qu’elle doit se positionner comme la mère de l’adolescent abusé. Vraisemblablement, tu lui as donné l’exemple de Isabelle Huppert dans Nue Propriété pour la guider…
J.L. : Non, je ne lui ai pas donné l’exemple d’Isabelle Huppert mais le personnage de la mère dans Nue Propriété. Lui dire : « joue comme Isabelle Huppert ou sois Isabelle Huppert », ce serait un peu maladroit. Et puis, surtout, elle a son identité qui est tout aussi charmante et tout aussi énigmatique. Anne joue dans sept ou huit séquences le rôle de la mère de l’adolescent. C'est un personnage très important. Je pense qu’on s’est très vite compris avec Anne. Avec ce personnage-là, la question abordée est celle de la culpabilité et de responsabilité.

C. : Une question beaucoup plus théorique. Est-ce que depuis la première interview, il y a trois ou quatre ans, tu as découvert d’autres réalisateurs qui t’impressionnent autant que Maurice Pialat ?
J.L. : C’est vrai que je suis toujours passionné par Pialat, surtout dans son rapport aux acteurs, sa manière d’aborder un sujet et la franchise avec laquelle il va le traiter. Mais je m’intéresse à plein d’autres cinéastes et j’ai vraiment envie de savoir ce qu’ils vont devenir. La Palme d’Or de cette année par exemple, j’ai trouvé ça très fort. Mais sinon, je garde les mêmes passions.
La photo me fascine de plus en plus. Mon père est photographe et je pense qu’il m’a transmis quelque chose... D'ailleurs, ma compagne est également photographe. J’ai compris pourquoi on faisait des films et des photos. C’est une façon de garder quelque chose, une trace. On perd tout le temps, on doit l’accepter alors peut-être qu’on fait un peu de cinéma et un peu de photo pour ne pas tout perdre.

C. : Donc, le cinéma et la photo, c’est se battre pour l’éternité.
J.L. : Voilà. C’est essayer de ne pas mourir même si on sait que c’est perdu d’avance. C’est incroyable de revoir Mathias qui jouait dans Folie Privée et qui aujourd’hui est un adolescent. Moi, je me dis : « C’est génial, il existe un film en DVD avec lui : une histoire horrible dans laquelle il fait des blagues. » La preuve que mes parents ont été ensemble et qu’ils se sont aimés, ce sont les photos romantiques que mon père a faites de ma mère. Je ne doute pas de l’amour qu’ils ont pu avoir mais c’est plus dû aux photos qu’au quotidien.

C. : Pourtant, on dit d’une photo que c’est à la fois un instantané et un cliché.
J.L. : Oui… Mais bon, tant que je sens que je vis, je fais des films.

C. : Lorsque tu es occupé par un projet, tu es souvent en train de penser déjà au suivant. Tu sais à quoi est due cette obsession de cinéma ?
J.L. : Non, c’est possible qu’à un moment, je tournerai un peu moins, mais pour le moment, il y a des choses que j’ai envie de filmer et de partager avec les gens. Il se fait que je trouve que c’est vraiment un métier où on apprend en faisant. Comme un peintre doit s’exercer pour obtenir une bonne peinture, un cinéaste doit tourner pour apprendre son métier. Même si c’est vrai qu’en peu de temps, j’ai fait pas mal de films, j’apprends : je suis à mon premier travelling. Quand on voit l’œuvre des cinéastes que j’apprécie vraiment, ils ont fait 20-30 films. Voilà, on parle d’un cinéaste au sixième, septième film et pas au troisième ou au quatrième. Je me rends compte de plus en plus que ce qui compte dans l’existence, c’est d’être sur le chemin et de chercher : c’est en cherchant et en faisant qu’on trouve. 

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