Afin de sauver leur couple, Koen et Magda décident d’explorer leur sexualité et découvrent le monde très fermé du sado-masochisme. Juge respecté par ses collègues, Koen est pourtant arrêté et accusé de tortures et de coups et blessures envers sa femme suite à la découverte, par les autorités, de vidéos SM particulièrement brutales. Malgré les protestations de Magda, consentante, Koen est livré en pâture à la justice…
Premier long d’Erik Lamens, SM-Rechter vient de rencontrer un succès historique en Flandre et sort ,ces jours-ci, dans les salles bruxelloises. Entretien avec son réalisateur…
Erik Lamens, réalisateur de SM-Rechter
Cinergie : Le film est adapté d’un fait divers qui a fait beaucoup de bruit dans les années 90. Qu’est-ce qui vous a poussé à adapter cette histoire à l’écran ?
Erik Lamens : Les faits se sont déroulés à Malines en 1998, et la presse de l’époque en a beaucoup parlé. Comme tout le monde, j’ai suivi cette histoire qui m’a mis… en colère ! Depuis cinq ans, j’espérais en tirer un film, et puis je me suis rendu compte que ma colère ne suffisait pas. Le juge, héros du film, a publié un livre grâce auquel j’ai découvert énormément de choses que le public ignorait. Par exemple, le fait que c’est une crise conjugale et la dépression de son épouse qui ont déclenché leur entrée dans le monde du sado-masochisme. Dans un sens, ils ont trouvé une solution à cette dépression, mais ce qui m’a révolté, c’est que l’Etat se mêle de leur vie privée et tente de briser tout ce qu’ils avaient mis des années à réparer.
Je suis donc entré en contact avec le couple, j’ai longuement parlé avec eux, et ils m’ont fourni tous les documents officiels du procès. Je n’ai pas dit tout de suite « il y a un film là-dedans ! », je leur ai promis de tout lire, de les consulter… L’épouse était extrêmement frustrée d'avoir été écartée de toute la procédure, d'avoir été considérée comme victime, et uniquement comme victime !
C. :Au niveau de l’adaptation, quelles sont les précautions particulières à prendre lorsque l’on évoque, en images, la vie sexuelle de personnes qui sont encore vivantes ?
E. L. : L’adaptation n’était pas facile. J’ai été confronté à certains risques. Un risque juridique par exemple : cinq personnes ont été condamnées dans cette affaire, pas seulement le juge. Une de ces personnes est décédée depuis, mais j’ai téléphoné aux trois autres. Deux d’entre elles étaient très heureuses que quelqu’un s’intéresse à leur histoire. Le dernier, un flic, m’a menacé au téléphone. J’ai donc décidé de changer tous les noms et d’en faire une fiction. Cela me donnait plus de liberté et je pouvais ainsi laisser tomber les autres inculpés pour me concentrer uniquement sur l’histoire du juge et de sa femme. J’ai procédé un peu à la manière de Raging Bull. Le film est basé sur la vie de Jake LaMotta mais Scorsese et DeNiro ont réussi à en faire une œuvre totalement personnelle. SM-Rechter est MA vision personnelle sur l’affaire. Si dix autres réalisateurs s’emparaient du sujet, cela donnerait sans doute dix films très différents !
C. : Le vrai juge et sa femme ont largement contribué au film…
E. L. :Oui. J’ai fait très attention à garder avec eux la bonne distance : ni trop proche ni trop loin. Je tenais à leur participation par souci d’authenticité, surtout dans les scènes les plus dures, comme celle de la séance SM au chalet. Dans leur couple, c’est toujours lui qui répond. Elle ne dit jamais rien. Un jour, j’ai demandé au juge de quitter le plateau et de me laisser seul avec son épouse. J’ai pu ainsi lui poser beaucoup de questions très intimes sur sa vie sexuelle. Ils m’ont également aidé par rapport à l’aspect juridique de l’histoire. Nous nous étions mis d’accord au préalable : j’avais la liberté de faire ce que je voulais à condition de toujours respecter leur intégrité. Ils ont lu les quatre versions du scénario. La première était beaucoup trop ennuyeuse et difficile à suivre, avec trop de détails.
La dernière version prenait plus de liberté au niveau des faits, mais au niveau du sens et de l’esprit, c’était juste. Ils l’ont lue et m’ont rappelé pour me dire que j’avais tout compris. Symboliquement pour moi, c’était une bonne chose de les avoir à mes côtés et d’avoir leur approbation. Je leur ai montré un premier montage, sans bande-son, sans étalonnage et ils étaient très contents. J’ai compris, lors de la première, que beaucoup de personnes étaient heureuses de découvrir cette histoire du point de vue du couple et non pas du point de vue judiciaire.
C. : Parlez-nous des recherches que vous avez effectuées dans les clubs SM…
E. L. : Ces recherches se sont avérées très intéressantes, mais aussi un peu effrayantes. Dans le film, j’insiste surtout sur leur première visite. C’était la mienne également ! J’étais tout seul, et j’ai quand même bu quelques verres avant de descendre dans une « cave de jeu » ou « speelkelder ». Je n’avais aucune idée de ce qu’il allait m’arriver, j’avais vraiment peur que quelqu’un me fasse mal ! En fin de compte, tout le monde a été très respectueux. Plusieurs choses m’ont frappé : tout d’abord l’âge moyen des personnes présentes était de 50-55 ans. Ensuite, il n’y avait pas de gestes sexuels ! L’atmosphère était très tolérante. J’ai rencontré des personnes qui n’avaient aucun mal à assumer leur identité et qui avaient l’air tout à fait heureuses et épanouies. Ce qui, quelque part, prouve bien le message du film. Ce film représente MA vision de novice sur le monde du sado-masochisme et je dois dire que ces personnes sont très satisfaites du film. Beaucoup d’entre eux en avaient assez d’être considérés comme des fous, des malades ou des pervers.
Le couple a été condamné sur base de vidéos extrêmes, que je n’ai pas pu voir parce que ce sont des preuves à conviction dans une affaire judiciaire devant la Cour d’Appel. Mais j’avais accès au PV qui expliquait seconde par seconde tout ce que l’on voit sur ces bandes. Le PV était rédigé dans un langage très fonctionnaire, très procédural. J’ai étudié tout ça pendant quelques semaines et ça m’a fait un effet énorme. Je ne voulais pas éviter les choses les plus extrêmes parce que la question qui se posait dans toute l’histoire était «un juge peut-il faire des choses pareilles à sa femme ? » Moi, je pense que oui, mais ce n’est que mon avis. Je ne voulais pas non plus tomber dans la pornographie ! L’équilibre à trouver était fragile. J’ai procédé en établissant une liste : à gauche les actes que je pouvais montrer, à droite, les choses qu’il n’y avait pas moyen de montrer. J’ai tourné certains plans en étant persuadé qu’ils allaient disparaître du montage final : par exemple, celui des aiguilles dans les seins pour lequel nous avons utilisé une doublure, une esclave hardcore spécialisée. Seuls le cameraman et moi étions présents lors du tournage. Je pensais que je ne pourrais pas garder ça dans le film. Mais tout le monde m’a dit : « c’est très dur mais il faut laisser cette scène », parce que c’est nécessaire si l’on veut comprendre Magda.
C. : Comment avez-vous dirigé Veerle Dobbelaere et Gene Bervoets dans ces scènes SM assez extrêmes ?
E. L. : Veerle est connue pour être une comédienne qui va très loin. Pas nécessairement dans les scènes de nature sexuelle, mais elle se donne toujours à fond ! Elle était donc très motivée par ce rôle, pour des raisons très personnelles, certaines que je connais et d’autres que j’ignore. Elle a une relation assez intime avec la douleur et m’a donc dit : « je vais tout jouer. » Nous avions deux doublures à notre disposition , mais à part la scène des aiguilles, Veerle a tout fait. Elle m’a dit clairement qu’elle voulait ressentir la douleur pour entrer dans son rôle. Un tel engagement a conféré beaucoup d’authenticité au personnage. Nous l’avons entourée : une de ses amies était présente en permanence sur le plateau. Ce qui lui faisait peur, ce n’était pas tant la douleur, mais le fait de perdre le contrôle.
Lors d’une séquence, elle a dû rester attachée pendant une heure et demie parce que nous avions quand même deux ou trois plans à mettre en boîte. Ce jour-là, elle a fondu en larmes. Elle a eu du mal pendant la scène de bondage également. Il y avait cette peur de perdre le contrôle et d’être livrée à elle-même… En ce qui concerne Gene, lui aussi avait envie d’aller très loin. Gene est un vrai hédoniste, il aime le plaisir, manger, faire l’amour et fumer un bon cigare ! Il était assez frustré de ne pas avoir eu de bon rôle principal depuis un certain temps et c’était l’occasion de revenir sur le devant de la scène.
C. : Votre film aurait pu facilement tomber dans le sordide ou dans le piège du « téléfilm du dimanche ». Or, vous traitez cette histoire avec légèreté et beaucoup d’humour. Vous faites preuve, du début à la fin, de beaucoup de tendresse pour le juge, vous ne le jugez pas, ne le traitez pas en pervers… Etait-ce important pour vous ?
E. L. : Il faut dire que dans la réalité, le vrai Koen est un petit peu plus pervers que dans le film et a eu beaucoup plus de facilité à rentrer dans ce monde. Quand sa femme lui a dit, après 15 ans de mariage, qu’elle voulait être dominée, il a été surpris, mais il a quand même vu s’ouvrir la boîte de Pandore avec plein de possibilités ! Dans le film, je trouvais plus intéressant de créer une plus grande distance entre la position du début des personnages et leur position finale. J’essaie, dans la mesure du possible, de traiter les choses avec humour. C’est ma personnalité et j’essaie de reproduire ça dans mes films. J’ai essayé de faire un film que j’aurais eu envie d’aller voir. En général, je n’aime pas les films trop sérieux. J’aime Fellini, mais pas du tout Bergman, même si je pense que Bergman peut s’intéresser aux mêmes sujets que moi ! C’est un élément qui revient dans tous mes films : j’aime m’attaquer à un sujet difficile avec humour.
C. : À la fin du film, Magda s’adresse à la presse pour lancer un débat public. Pensez-vous qu’à notre époque il y a encore moyen de lancer un débat sérieux dans la presse, avec un sujet qui se prête autant au sordide ?
E. L. : La séquence de la télévision, c’est de la fiction ! En réalité, elle est beaucoup trop timide pour aller voir la presse, mais j’en avais besoin dans le film pour recréer cette balance entre eux. Ce qui est intéressant, c’est que la promo faite pour le film a donné à la presse l’occasion de reparler de l’affaire. Plusieurs juristes se sont exprimés dans des journaux comme le Standard. Le débat n’a jamais cessé, en fait. J’ai même entendu dire que des profs de droit étudiaient ce procès : jusqu’où l’Etat peut-il aller ? L’Etat a-t-il le droit de rentrer dans la chambre à coucher de ses citoyens ? Qu’est-ce que les termes « coups et blessures » englobent exactement ? Pour vous donner un exemple, les tatouages sont considérés comme coups et blessures. Devant la loi, il n’y a pas de circonstances atténuantes : s’il est poursuivi, un tatoueur peut être déclaré coupable. Idem pour un organisateur de matches de boxe ! C’est une zone juridique qui reste assez vague. On peut donc penser que le débat a encore de beaux jours devant lui.
C. : Selon vous, est-ce que le succès du film est susceptible de faire avancer les mentalités ?
E. L. : Je pense que depuis cette affaire, les mentalités ont quand même évolué. Il ne faut pas oublier que la première perquisition chez Koen a été faite en décembre 1996, quelques mois seulement après l’affaire Dutroux. À l’époque, la justice était obsédée par les réseaux pédophiles, et le juge d’instruction était intimement convaincu que Koen était impliqué dans des ballets roses. Je pense que l’arrestation de Koen résultait en grande partie de ce contexte particulièrement malsain. Le juge d’instruction a voulu faire un exemple et Koen a, en quelque sorte, servi de bouc émissaire. Il n’était d’ailleurs pas le seul !
Peu après l’arrestation de Dutroux, un juge de la Cour d’Appel de Bruges a fait trois mois de prison pour les mêmes motifs que Koen avant d’être complètement acquitté. Son seul crime avait été d’avoir trop parlé de ses activités nocturnes. Aujourd’hui, on est plus discret.
C. :Un des sujets importants du film est le regard d’Iris, la fille du couple, sur toute cette affaire et l’horreur de sa réaction lorsqu’elle voit son père arrêté pour tortures envers sa mère…
E. L. : C’est effectivement une histoire très triste. Dans la réalité, le couple a trois enfants alors que dans le film il n’en reste qu’un : Iris. Magda avait une fille d’un ancien mariage, puis elle a épousé Koen en 1975 et ils ont eu deux autres filles. Koen a toujours considéré la première fille de Magda comme sa propre fille. À part l’aînée, les deux cadettes ont, encore aujourd’hui, beaucoup de mal à reparler à leurs parents. Elles ont beaucoup souffert de la notoriété de cette affaire. Je n’ai jamais cité leurs noms dans la presse pour la promotion du film, mais beaucoup de journalistes l’ont fait. Les enfants considèrent que les parents n’ont pas de sexualité ! On peut encore moins imaginer ses parents pratiquer le sado-masochisme. J’ai essayé d’exprimer, avec le personnage d'Iris, l’horreur à laquelle elles ont été confrontées alors qu’elles étaient totalement innocentes ! Lors de l’enquête, on leur a même demandé si elles avaient été forcées de participer aux jeux sexuels de leurs parents ! Aujourd’hui, je sais qu’elles ont encore besoin d’un peu de temps.
C. : Quels sont vos projets après le succès du film ?
E. L. : Je dois avouer que pour le prochain film je n’ai pas encore d’idées… En ce moment, je m'intéresse beaucoup à l’Affaire Pandi dont j’ai suivi le procès, mais c’est un sujet difficile. SM-Rechter m’a pris 8 ans, et je suis trop bouleversé pour penser à un nouveau film. J’ai 43 ans, ce qui n’est pas très jeune pour débuter… Je suis heureux que le film existe et qu’il rencontre un tel succès. Mes courts métrages ont toujours été autobiographiques alors que le sujet de ce film ne me concerne en rien. J’ai une relation normale avec la douleur, dans le sens où je préfère l’éviter !
Une des raisons pour lesquelles j’ai fait ce premier film si tard c’est, qu’en Flandre, un fossé énorme se creuse de plus en plus entre deux sortes de cinéma : les petits films d’auteur et les gros divertissements comme Loft. Moi, je ne suis pas d’accord avec cette distinction et pourtant, même au niveau de la Commission, c’est un fait établi : ils accordent, chaque année, un financement pour huit films : 5 films d’auteurs, des films très personnels pour lesquels ils n’attendent que la moitié des recettes, et 3 autres films dits « grand public ». Jusque-là, je m’étais toujours retrouvé dans la position de l’auteur sérieux et entêté. Aujourd’hui, avec ce succès, je me retrouve un peu entre les deux, ce qui n’est pas une position très confortable. J’ai toujours pensé que l’on pouvait combiner le grand public avec la qualité, comme chez Almodovar, Benigni, Van Dormael, Ken Loach et tant d’autres…. Il est possible de raconter une histoire attractive et de qualité tout en restant profond. Les mentalités à ce niveau-là doivent changer rapidement !