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Raoul Servais, Le Magicien d'Ostende

Publié le 15/02/2010 par Dimitra Bouras, Antoine Lanckmans et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Après Harpya, Palme d'Or du court métrage au Festival de Cannes, un autre projet inspire Raoul Servais, un long métrage qui conte l'histoire de Taxandria, un pays dominé par un régime totalitaire qui interdit le temps passé et en devenir. Les horloges sont cachées dans une caverne ainsi que les appareils photos (camera obscura de l'image interdite). Film subtil qui mélange le réel à l'imaginaire, en avance sur son temps (l'hybridation qui nous paraît banale aujourd'hui ne l'était guère en 1995), Taxandria est davantage de son époque en 2010 que quinze ans plus tôt.

Entretien avec Raoul Servais
Raoul Servais : Je suis heureux que le film semble plus compréhensible aujourd’hui qu'il l’était il y a 15 ans. Sa forme, un peu hybride, utilisant la vue réelle, les images digitales et la servaisgraphie, a déstabilisé les spectateurs. Il est vrai qu'avec l'âge, je ne reçois que des éloges, et ça me rassure, bien sûr.

Cinergie : Comment se fait-il que ces différentes techniques aient été utilisées ? Cela n'était pas un choix personnel au départ.
R. S. : J'avais un projet de film, écrit il y a très longtemps, et dont je voulais faire un long métrage parce que le sujet ne se prêtait pas au format court. Comme il n'y avait pas de producteur de films d'animation en Belgique qui pouvait s'occuper d'un projet aussi ambitieux, je me suis adressé à une maison de production en vues réelles qui était intéressée. Puis, il y a eu des recherches de coproductions dans divers pays (France, Allemagne, Hongrie, Hollande,...), mais ce n’était pas des producteurs de films d’animation. Ils étaient tous très sérieux, mais ils n'avaient pas d'attaches avec ce cinéma.
Je voulais réaliser un film d'animation qui utilisait la vue réelle. Les producteurs, eux, voulaient tout le contraire, utiliser le dessin pour faire un film en vues directes. Je voulais des mouvements stylisés, pas naturels, et eux voulaient des mouvements réels. Il y avait, dès le départ, une différence de point de vue. Le film n'a donc pas été celui que je voulais réaliser au début, à cause de ce décalage. Bien sûr, le message du film est resté, même s’il a été un peu transformé par l'intervention d'un scénariste américain, qui a américanisé la chose, ce que je trouvais un peu regrettable. Je souhaitais au départ utiliser le système que j'avais inventé, la servaisgraphie. Elle a été appliquée seulement en partie, pour l'exécution des décors créés par François Schuiten. Le mariage de la prise de vue réelle avec les décors dessinés, n'a pas été fait avec la même technique, mais avec un système digital, qui venait d'être importé en Europe, en Allemagne plus précisément. Pour faire intégralement le film en servaisgraphie, on a fait des essais en Chine. Le résultat était excellent, mais comme le coproducteur allemand avait investi énormément d'argent dans cette nouvelle technique, il était tout à fait logique qu'on lui donne priorité.

C. : C'est pour ces raisons que tu dis ne pas avoir pu maîtriser totalement la réalisation de Taxandria ?
R. S. : Il y a plusieurs raisons. La première, c'était l'intervention d'autres scénaristes. Des coproducteurs se sont démis du projet, par conséquent, l'argent est venu à manquer. La technique pour incruster des personnages réels dans un décor dessiné étant nouvelle, les « infographistes » n'avaient aucune expérience. Ils ont dû tout apprendre, donc faire des erreurs, ce qui a encore ralenti la production. Finalement, à la moitié du film, on s'est aperçu qu'il n'y avait plus assez d'argent pour le terminer en images digitales. Il a fallu sauver le film. J'ai donc écrit un scénario qui permettait, avec de modestes moyens en prises de vues réelles, et sans utilisation d’images digitales, d'achever le film pour lui donner une cohérence. Tout cela a fait que ce n'était pas tout à fait le film que je voulais faire, mais disons que l'essentiel est resté, et que le message est toujours présent.

C. : Il est même d'une actualité brûlante. Le début du film montre la chasse aux clandestins venus de la mer. Ce sont des scènes que les côtes italiennes connaissent bien.
R. S. : Il est vrai qu'à l'époque, les réfugiés n'étaient pas très nombreux. On connaissait les exilés Iraniens ou Palestiniens et quelques autres nationalités, mais c'était encore très réduit. J'avais l'impression que ce mouvement allait s'amplifier et, effectivement, c'est le cas. 

C. : Il y aussi des choses qui sont très intéressantes sur ta critique du totalitarisme. C'est, d'une part, l'interdit de l'image et, par ailleurs, tu as, sur les lettres, les mots, une réflexion extraordinaire…
R. S. : L'interdit de la représentation découle de la philosophie du « présent éternel ». Prétextant que le passé et le futur n'existent pas, le régime de Taxandria punit toute représentation graphique, dessin ou photo… sans parler du cinéma, car ce sont des témoignages du passé. C'est une des caractéristiques de cette dictature : on a peur du passé comme du futur. C'est un monde qui reste figé dans le présent. L'argument réside dans le fait qu’un sentiment de nostalgie envahit toute personne qui pense au passé. Dans l'autre sens, éviter de penser au futur, empêche de se projeter dans l’inévitable disparition, la nôtre et celles des autres. Il faut être heureux au moment présent, ne réfléchir ni au passé ni au futur, vivre comme des animaux.

C. : C'est l'idéologie de l'insouciance utilisée dans la publicité pour faire de nous de bons consommateurs.

R. S. : C'est vrai, c'est presque ça. Ne pensons pas à demain, ni à hier. Profitons du présent et de la situation. Tant qu'on a de l'argent, profitons et dépensons.

C. : Dans
Taxandria, tu as choisi de nous montrer des femmes qui ont uniquement une fonction de reproduction de l'espèce.
R. S. : Dans ce film, j'ai montré une société rétrograde, ultra-conservatrice, où l'homme domine et où la femme est reléguée au rang d'esclave. Les femmes sont là pour la reproduction et l'amusement des hommes, mais elles n'ont aucun droit civique. 

C. : Taxandria vit sous un régime proche du nazisme, ou de l'URSS totalitaire, ou même du fascisme Mussolinien.
R. S. : Ce régime dictatorial n'est pas un régime Nazi ou fasciste parce que ces régimes-là qui étaient, bien entendu, d'extrême droite, se voulaient révolutionnaires. Alors que le régime de Salazar ou de Pétain, par exemple, n'étaient pas des régimes révolutionnaires, mais conservateurs. Il y a une nuance. Je me suis plutôt inspiré d'eux, et je les ai caricaturés.

C. : La société totalitaire est un contexte qui revient souvent dans tes films. Pourquoi cette obstination ?
R. S. : J’ai connu la deuxième guerre mondiale. J’ai assisté à des arrestations, connu des gens qui avaient été arrêtés, torturés, ou mis dans des camps de concentration. J'ai vécu cette époque, j'ai connu la peur de ces régimes quand j'étais adolescent. Plus tard, j'ai beaucoup voyagé, même dans des pays totalitaires dans lesquels il y avait très peu de liberté. J’ai été moi-même surveillé, et tout cela a alimenté ma haine de ces régimes. 

C. : Taxandria est clairement un appel à la non-soumission.
R. S.
: J'ai toujours donné, dans mes films, courts ou longs, une lueur d'espoir. Il ne faut pas accepter, il faut se révolter, il faut protester et dire « non ».

C. : Un élément qui nous a paru étonnant, c'est le personnage qui est l'usurpateur du pouvoir. C'est la même personne qui, dans le monde onirique de Taxandria, préfère garder tout le monde dans le silence, et qui, dans le monde réel, donne accès à la connaissance. On aimerait comprendre pourquoi.
R. S. : Ça n'a pas été pensé au départ. C’est lié aux deux parties du film, imposées pour les raisons de production que l'on vient d'évoquer. C'est devenu une nécessité. Le personnage n'est pas vraiment mauvais contrairement à son ministre. Dans la partie réaliste, il prouve qu'il veut refaire sa vie, oublier son passé et se mettre à la disposition de la jeunesse.

C. : Comment est-ce qu'un producteur peut arriver à dénaturer un travail ?
R. S. : C'est une question intéressante à laquelle il existe plusieurs réponses. Les producteurs cherchent la réussite d'un film face au plus grand public possible. Ils ont tous été honnêtes, mais ce n'était pas des gens de l'animation. Le seul en qui j'ai pu trouver du réconfort, c'est François Schuiten. Dès le départ, j'avais prévu la prise de vue réelle, mais je voulais la transformer. J'allais prendre les personnages, retravailler leurs mouvements, les styliser, et en faire un film d'animation. Mais cela ne passait pas dans la tête des gens habitués à la prise de vue réelle… et je comprends. Il y avait un mur entre deux cinématographies.
Je crois que si on avait tourné Taxandria aujourd'hui, on n’aurait pas eu ce problème. Mais à cette époque, le cinéma d'animation et le cinéma réel étaient deux mondes totalement séparés. Aujourd’hui, il y a plus de mélanges entre ces deux cinématographies, et c’est tant mieux.
À l’origine, j'avais pensé utiliser la peinture de Paul Delvaux. Je lui en ai parlé, et il était tout à fait d'accord. Mais il y a eu deux soucis. Premièrement, les producteurs n'étaient pas forcément enthousiastes. Deuxièmement, l'œuvre de Delvaux était assez limitée - pas en nombre – mais au niveau des sujets qu'il utilise. Ce sont des rues, des palais et des gares. J'aurais dû, pour illustrer le film, inventer de nouveaux « Delvaux », ce qui n'était pas possible. Quelqu'un de la production a proposé François Schuiten dont je connaissais l'œuvre, mais pas la personne. J'ai été très heureux de sa collaboration, il a fait des dessins absolument remarquables.

C. : Est-ce que la sortie du DVD signifie que tu as tourné la page après les déboires de Taxandria ?
R. S. : Cela fait longtemps que la page est tournée, dès la fin du film. Je me suis lancé sur d'autres projets, entre autres Papillons de nuit que j'ai pu réaliser intégralement en servaisgraphie. C'est probablement le seul film qui soit fait entièrement avec cette technique. J'ai eu beaucoup de plaisir à le faire. C'était une façon de prouver qu'on pouvait faire un film dans l'esprit que je voulais, avec la servaisgraphie. Cette technique que l'on appelle servaisgraphie parce que je l'ai inventée, consiste à filmer des acteurs réels et les imprimer sur des feuilles de cellophane, qu'on met en couleur comme les dessins animés traditionnels, et qu'on photographie image par image sur un décor. Il s'agit donc d'un dessin animé, mais au lieu de personnages dessinés, ce sont des personnages réels photographiés. Mais cette technique a été dépassée par les avancées informatiques.

C. : Il y a un plan qui donne une très belle structure au film. Une mouette part d'Ostende, et traverse une fenêtre pour arriver à Taxandria, tu l'utilises plusieurs fois pour passer d'un monde à l'autre...
R. S : J'aime assez l'introduction du film. On a tourné la majorité des vues réelles à Budapest dans un énorme studio drapé de bleu. Il fallait y faire évoluer les personnages. Par exemple, si un personnage réel gravissait les escaliers d'une cathédrale ou d’un palais, ses pieds devaient correspondre aux escaliers du décor dessiné que l'on incrustait par effets spéciaux. On construisait un escalier bleu également, sur lequel on mettait quelques fils blancs sur les arêtes. On filmait quelques images avec les arêtes blanches qu'on enlevait pour le tournage. Mais cela permettait de trouver exactement l'endroit de l'escalier sur le fond blanc, et ça donnait un synchronisme absolu entre le mouvement et le dessin. L'imagination était fort sollicitée, pour créer la perspective, par exemple.
Ce film a été une expérience pour tout le monde, c'était un film d'écolage, c’était la première fois qu'on réalisait une chose pareille. Malheureusement, faute d'argent, on n’a pas pu le continuer comme je le voulais, sinon on aurait été le premier film en Europe à être entièrement digitalisé. Quelques mois plus tard, est sorti Toy Story, premier long métrage en images digitales.

C. : On a le souvenir d'une boîte à cigare, sorte de camera obscura, avec laquelle tu as commencé à filmer l'animation...

R. S. : Oui, c'était une caméra en bois, construite pas mon professeur qui comprenait ma passion pour l'animation et qui savait que j'étais très pauvre. Alors, il a pris une vieille boîte à cigares, il a mis des pièces de mécano, une vieille lentille d'un appareil photo et un obturateur. Et avec ça, j'ai tourné mon premier film. Quand le film est revenu du labo, il y avait une petite notice qui l'accompagnait : « Monsieur, nettoyez votre caméra, elle n'est pas très stable... ».
Après cela, j’ai économisé pendant deux ans « en remplaçant le beurre par de la margarine ». Avec cet argent, je me suis acheté une caméra 16 mm pour faire mon premier film. Ce film a gagné un prix. Avec l'argent reçu, j'ai acheté une caméra 35 mm d'occasion avec laquelle j'ai filmé mon premier film en 35 mm La Fausse note, qui a eu une belle carrière dans les salles de cinéma grâce à l'aide donnée à la diffusion de courts métrages par le Ministère...
Ça, c'est la préhistoire de mon œuvre.

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