Né le à Heverlee, à Louvain et mort le à Valence en Espagne.
André Delvaux fait des études de Philologie germanique, de droit et de composition musicale à Bruxelles. Passionné de cinéma, il crée un atelier à l'Athenée Fernand Blum, où il enseigne et, le soir, accompagne au piano les classiques muets à la Cinémathèque Royale de Belgique. C'est le temps des courts métrages. A partir des années soixante, il enseigne l'écriture et la mise en scène à l'INSAS et réalise des émissions télévisées très remarquées sur Fellini, Jean Rouch et le cinéma polonais.
En 1965, c'est l'aventure de L'Homme au crâne rasé, son premier long métrage, le premier film de fiction belge qui s'impose à l'étranger (Grand Prix au Festival d'Hyères). Suivent, Un soir, un train (1968), Rendez-vous à Bray (1971, Prix Louis Delluc), Belle (1973). Des films qui vont imposer un monde, celui du réalisme magique, où les personnages oscillant entre le rêve éveillé de l'enfance et les pesanteurs d'une existence pratique, parcourent une sorte d'entre-deux, rencontrant leur double ou leur fantôme. Après Femme entre chien et loup (1979), il réalise To Woody Allen, from Europe with Love (1980), Benvenuta (1983), Babel-Opéra (1985), L'Oeuvre au noir (1988). Il tourne en 1985, pour le cinquantenaire de la Cinémathèque Royale de Belgique, 1001 films, un 8' sur la préservation des premiers films sur support pellicule.
Je viens de rêver
Je viens de rêver que je m'éveille. C'est donc bien éveillé, en toute lucidité pour vous répondre, que je me demande quand et pourquoi je suis devenu cinéaste, si c'est bien tel jour précis ou telle année qui porte un chiffre : 1956 ? Ou 1965 ? Ou si c'est plutôt arrivé petit à petit, par poussées sournoises ou velléitaires, par hasard ou par volonté ? Sans que je m'en aperçoive, entre des moments d'écriture musicale, tentatives de composition, improvisations au piano de l'écran du Séminaire qui n'était pas encore le Musée du Cinéma d'aujourd'hui, sur un Sjöström ou un Murnau, suite à d'interminables discussions avec des étudiants à peine moins âgés que moi ?
Alors, cinéaste ? Ou musicien ? Professeur ? Rêveur isolé dans ma vallée avec ma femme (aujourd'hui disparue), ma fille, mes chiens et mes chats, mes arbres, ma maison ?
En tous cas, pourquoi le cacher : ce sont toujours les rêves des autres que j'ai rêvés dans mes films; je n'ai presque rien écrit moi-même et ne puis pas dire, le constatant, qui je suis vraiment ni comment je le suis devenu. A peine si j'ai réussi une vie, si j'en ai raté d'autres, qui le dira ? Attendons que la bulle éclate en silence, et on verra bien.
Les rêves que d'autres ont rêvés : les trains qui passent sous le pont de l'enfance à Louvain en crachant des bouillons suffocants de fumée blanche, une machine ronde et rouge qui grésille en torréfiant le café en bas de la rue de la Joyeuse Entrée, les massepains de Saint-Nicolas sur la nappe blanche à l'aube d'un jour de neige, l'odeur de l'orange où j'enfonce un sucre à sucer. Et les rails en fer blanc que j'enfouis dans la terre du jardin pour qu'on n'en voie que la double ligne brillante...
Qui suis-je alors ? L'enfant dans ses premières années ne parle qu'un patois obscur qu'on le force à remplacer par un français d'école dont il ne comprend pas un mot. Il pleure beaucoup, je m'en souviens bien. Mais passé le pont, comme dit Murnau "faut se faire à tout", les fantômes viennent à lui : les tombes de Louvain et de Heverlee, ce Dieric Bouts jamais retrouvé, les amours toujours enfouies, les êtres perdus.
En quelques années, je deviens moi et d'autres à la fois, qui entrent en cinéma comme on entre en religion. On a tous deux vies, dit Pessoa. La fausse, qui est celle de notre rapport avec les autres, pratique et utile, prête à retourner en poussière. Et la vraie, celle que nous avons rêvée enfants et que nous continuons à rêver adultes sur fond de brouillard, dans les gros flocons du train qui passe le pont.
Tout est réel ici, magique et réel. Qu'est ce que c'est alors que cette nébuleuse du Réalisme Magique ? Tabucchi, maître ès R.M., rapporte que dans ses trois derniers jours à l'hôpital Saint-Louis des Français de Lisbonne en novembre 1935, Pessoa rencontre ses doubles qui l'un après l'autre lui rendent une dernière visite. On plaisante, on rappelle des secrets oubliés, on retrouve de succulentes recettes de soupes, de tripes à la mode de Porto, de homard sué (lagosta suada), on se plaint un peu. Le cher António Mora parle encore quand Pessoa s'endort et que dans le silence sidéral d'un seul coup s'éteint la nébuleuse de tous ceux qui furent Pessoa. Seule reste l'oeuvre.
C'est comme ça que je voudrais m'endormir, moi aussi.