Menkao
Les matitis. Les serpents. Les bambous. La brousse. A 120 km de Léo, au milieu des années 50, sur le plateau des Bateke, Menkao. Derrière la maison, il y a un profond ravin, aussi silencieux le jour que bruyant la nuit. Les animaux de la jungle viennent s'abreuver à la rivière avant de s'entre-dévorer. Dans la grande case où il célèbre la messe du dimanche, Paul, le missionnaire de Scheut, apporte, outre ses objets liturgiques, un projecteur 16 mm sonore. Mon père et son ami Ansaldi installent le groupe électrogène. A la tombée de la nuit, à 18h30, la grande case est à nouveau bourrée de monde. Beaucoup d'enfants, assis sur n'importe quoi. Quelques faces blanches au milieu de la foule noire. De grands yeux illuminés par l'écran. Applaudissements nourris à la fin de la projection. Commentaires bruyants. Glissements soyeux. Le public disparaît dans l'obscurité profonde de la brousse. Le père Paul, avec sa barbe à la Léopold II, nous apporte dans la même case la parole de Dieu et les images du monde. Quelle parole ? Quelles images ? Plus personne ne le sait. J'ai peur à cinq ans, ça je le sais. Peur de presque tout. J'aime la peur. Tout est confus, maintenant. La messe, le cinéma, le sexe imberbe de ma petite voisine, les lianes, la moambe sur la terrasse, les colonnes de fourmis rouges brûlées par le pétrole. Un dimanche, pourtant, assis sur une caisse devant l'écran, j'ai dû me retourner. Voilà comment ça commence. On se retourne. Il y a la lumière aveuglante du projecteur. La barbe crasseuse et brillante que gratte le missionnaire. Mes parents, ma soeur et une centaine de visages sur lesquels alternent ou s'enchaînent l'immense variété des expressions humaines. Rires, perplexité, désir, colère, dégoût, étonnement... Celui qui se retourne, un jour, se lève. Il se dirige vers le fond, passe derrière la lumière, cherchant à découvrir le secret du spectacle projeté. Hors de la grande case, il n'y a que la nuit noire devant l'enfant. Et revient alors sa terreur ancestrale de la jungle qui se fiche de l'existence car elle ne "comprend" que les rapports de force. Pourtant, cette nuit-là, même la nature semble attendre la fin du film. L'enfant est revenu à côté du père Paul, derrière le projecteur. Entre la nuit qui est dans son dos et les dos nus qui sont devant lui (il fait très chaud), l'enfant trouve cette place étroite, précaire où le temps paraît suspendu. Pour la première fois, il se raconte ce qu'il voit. Qu'est-ce que c'est que ça ? Un mouvement du cou, qu'un bête torticolis aurait aboli, à la projection d'un film oublié, au milieu de la brousse coloniale... un pareil "événement" (si tant est qu'il ne relève pas lui-même d'une fiction) pourrait faire naître un désir de scénariste et décider de l'avenir d'une vie ?! Une image perdue, un geste dérisoire, une parole inconnue, un mirage, une énigme irrésolue, un désir secret offrent au chasseur d'ombre le sens.