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A perdre la raison de Joachim Lafosse

Publié le 07/06/2012 par Dimitra Bouras / Catégorie: Critique

Il pleure dans mon cœur

Joachim Lafosse, réalisateur des extrêmes, sonde l'âme humaine pour mettre sur la place publique des sujets profondément personnels. Ses films dénoncent des relations familiales malsaines, génératrices de violence. Que ce soit l'hystérie fusionnelle d'un père qui n'a plus que son fils pour le raccrocher à la vie, mais qui l'étouffe au sens figuré et propre par son trop plein d'amour dans Folie privée, ou l'amour entre deux frères qui se transforme en haine, obsédés par leur mère qui ne sait pas prendre sa place d'adulte et imposer les limites du respect dans Nue propriété, ou encore des parents démissionnaires livrant pieds et poings liés leur adolescent sur l'autel de l'expérimentation dans Elève libre. Fort de ce passé cinématographique déjà chargé, le réalisateur trentenaire s'est emparé d'un fait-divers qui a secoué toute la Belgique (l'affaire de l'infanticide de Nivelles), et a voulu comprendre ce qui peut pousser une mère à reprendre la vie qu'elle a donnée.

A perdre la raison de Joachim Lafosse

Dans ce dernier film, librement inspiré de l'affaire Lhermitte, Joachim Lafosse raconte l'histoire d'une femme qui va perdre la raison, par amour ou par manque d'amour. Cette raison qui donne la force de passer entre les entrelacs de la vie, celle qui donne un sens à la fatigue, jusqu'à l'épuisement, cette raison qui fait qu'on continue à mettre un pied devant l'autre. « Avance, toujours avance ».

Dans le film de Frédéric Fonteyne, La Femme de Gilles, Elisa préférait se donner la mort pour arrêter la souffrance. En voyant son Gilles échapper à son étreinte, plus rien n'était capable de lui donner le courage dont elle avait besoin pour supporter les contraintes, les vicissitudes du quotidien. À quoi bon vivre si les jours n'apportent plus qu'amertume, sans douceur ? Chez Lafosse, Murielle, quant à elle, préfère s'en prendre à l'origine de son mal : à sa condition de mère, celle qui l'a rendue dépendante d'un homme qui abuse de sa position de pouvoir et la délaisse. Joachim Lafosse tend à donner des pistes, à rendre rationnel l'inexplicable. La dépression des mères est un mal qu'on a voulu minimiser. L'hystérie propre à la nature féminine fut une explication, la dépendance économique en fut une autre. À société machiste, femme dépressive ou ultra-battante. Toujours dans le conflit. Où trouver l'harmonie, l'apaisement, le réconfort ? Quand Murielle enfile la gandoura que sa belle-mère lui offre, c'est une deuxième peau qu'elle tente de se coller, celle qui lui permettra d'aller puiser la force ancestrale que des générations et des générations de femmes se sont créées pour arrêter l'hémorragie du flux vital qui s'échappe de leurs entrailles. Mais elle ne fut pas le rempart qu'elle espérait trouver. L'abnégation n'est possible qu'avec le soutien des autres. Et Murielle, quasiment isolée, s'est laissé écraser par l'incompréhension non pas d'un homme, mais de deux; son mari et son beau-père adoptif.

Encore nourrie d'espoirs, se débattant dans ses contradictions, la jeune mère du film de Joachim Lafosse ne peut se résoudre à perdre la raison de sa vie. C'est dans un sursaut ultime de survie, dans le désir de sortir de son étouffement qu'elle se libère de ses chaînes, quitte à payer son geste pour le restant de ses jours. Rationnellement insensée, mais qui parle de raison? La déclaration d'amour chantée par Julien Clerc (Femmes, je vous aime) sera le coup fatal porté à la bête blessée, cet amour auquel elle n'a plus droit, qui lui est interdit et, au fond de son gouffre, qu'elle imagine ne plus jamais goûter. Il faut atteindre la sagesse pour savoir que le temps cicatrise les blessures, mais aucun sage n'est près d'elle pour le lui enseigner. L'histoire de Murielle est bouleversante parce qu’universelle.

Joachim Lafosse atteint la maîtrise dans l'écriture de À perdre la raison. Il entraîne le spectateur dans une histoire connue d'avance. Aucune surprise, aucun suspens à ne surtout pas révéler par crainte de dénaturer le propos du film. Une histoire simple, écrite et réalisée avec un doigté ferme mais invisible. L'histoire se tisse à mesure des grossesses qui se suivent, des petits gestes que l'on ne retrouve plus dans le couple, des regards courroucés lancés par-dessus les épaules, ou de statuettes belliqueuses qui ornent les étagères. Le malaise s'installe insidieusement, sans éclats ni hémoglobine, latent et impalpable. Sans jamais tomber dans le cliché ni le pathos, l'apothéose n'est pas un soulagement qui vient libérer le spectateur. Sa seule issue est la lumière qui réapparaît sur l'écran. Ce n'était qu'un film...

Porté par des acteurs remarquables (et remarqués), emprisonnés dans un cadre trop serré, ne laissant voir que des visages morcelés, ce film est difficilement recommandable. Mais combien de mères infanticides doit-on attendre avant de poser la question sous un autre angle que celui de la folie ?

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