Au gré du temps de Dominique Loreau
L’éternité de l’instant
Au gré du temps, le dernier film de Dominique Loreau est une expérience étonnante. S’inspirant du travail de Bob Verschueren, un artiste contemporain de l’éphémère et de la disparition, elle nous propose un essai cinématographique, entre dérive philosophique et quête poétique, où le travail du temps est au centre d’une interrogation sur le monde des vivants.
Au point de départ, la proposition est simple : rendre compte du travail de Bob Verschueren en suivant le processus de création de trois de ses installations. Celles-ci, conçues à partir d’éléments végétaux, jouent sur une certaine idée de la durée et trouvent leur accomplissement définitif quand aucune trace d’elles ne demeurent après le passage du temps et l’action conjuguée des hommes.
D’une usine désaffectée envahie par une végétation rebelle à une plage du littoral belge et ses baigneurs insouciants en passant par le préau d’une école et ses élèves croqueurs de pommes, Dominique Loreau filme la lente dégradation et l’irrévocable effacement des créations de Bob Verschueren.
Ici, ce sont des rameaux feuillus qui se flétrissent, pourrissent et se décomposent avant de finir sous les décombres de l’usine démolie à coup de pelleteuses mécaniques. Là, c’est une spirale de roseaux plantés dans le sable qui s’écroule et se désagrège sous les assauts répétés des vagues de la marée haute. Ici encor, ce sont des dizaines de trognons de pommes ordonnés suivant le dallage du préau qui brunissent et se ratatinent pendant la nuit pour être balayés au petit matin par la femme d’ouvrage.
Dominique Loreau filme tout cela et filme bien plus que cela. Elle cherche, dans le contexte de chaque œuvre, à saisir ce qui lui est étranger, ce qui à sa périphérie ignore son souci d’organisation et relativise la brièveté de sa manifestation. Puis se démarquant doucement du travail de Bob Verschueren, elle ramène cette périphérie au centre de son film et regarde ce qui se passe. Avec un art de l’image fait de sensualité et de douceur, elle participe aux ébats des insectes parmi les fleurs, elle se coule dans la grâce de ces corps qui reposent ou se baignent, elle reste là, à écouter des enfants qui chuchotent dans le silence de la nuit.
Suivant les lignes hasardeuses du quotidien, elle capte ce goût d’éternité de l’instant fugitif et, par la magie du cinéma, donne à l’éphémère une surprenante permanence. Sensible à ce qui reste, à ce qui fait souche dans l’ordre des vivants, elle se joue des lois de l’entropie comme des vérités de l’art et voyage cette communauté de vie où les gestes des hommes et les élans d’une nature encore sauvage se répondent et se complètent.
Sans un mot de commentaire, ne pariant que sur cette improvisation constante des bruits de la vie, elle élabore, avec une qualité du cadre et une science du montage, une esthétique, une forme de regard qui a vertu de parole. Parole singulière et belle, qui jamais ne s’impose mais nous prend par la main et nous entraîne vers des territoires ouverts et habités par un agréable sentiment de liberté. Liberté d’émotions, liberté de pensées où se conjuguent ludisme et édonisme suivant des variations complexes et surprenantes qui sont autant de plaisirs, autant de découvertes.
Cinéma de la maîtrise, Au gré du temps est un film où il fait bon vivre. Et comme il se termine, naît cette légère frustration, ce sentiment pointu d’une fin que l’on voudrait pouvoir suspendre quelques minutes encore et dérober ainsi pendant longtemps quelques miettes au temps.