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Bureau de chômage de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz

Publié le 15/12/2015 / Catégorie: Critique

Au suivant !

"Avez-vous bien travaillé ces huit derniers mois ?" Voilà une phrase introductive que pourraient déclamer les contrôleurs au début de chaque entretien. Le travail salarié se raréfie et se transforme, la précarité des emplois augmente, certes, mais chômeur, c'est un vrai boulot. Postuler le plus possible, se remettre des entretiens non-concluants, persévérer dans la recherche, gérer au mieux sa vie personnelle, ne pas se décourager, ne pas craquer et savoir le prouver. Le chômeur doit ainsi montrer patte blanche lors de l'entretien de contrôle, imprimer la moindre trace de recherche, convaincre de sa bonne volonté. À la clef, un avis positif ou négatif qui prolonge les allocations, les réduit ou les diminue. Bureau de chômage nous conduit à Charleroi pour assister à quelques-uns de ces entretiens. Youplaboum !

Bureau de chômage de Charlotte Grégoire et Anne SchlitzFort logiquement, Charlotte Grégoire et Anne Schiltz ont choisi d'épurer au maximum la réalisation de Bureau de chômage. Il n'est ici pas question d'intervenir dans le réel autrement que par la présence de la caméra et de le saisir. Nul besoin de mise en scène, celle-ci est assurée par le lieu lui-même. Une salle d'attente, un ensemble de bureaux cloisonnés, la silhouette imposante d'un agent de sécurité qui fait les cent pas au cas où...

L'agent de contrôle épluche littéralement les pièces apportées par des chômeurs qui se suivent mais ne se ressemblent pas. Il est l'interface entre un système administratif lourd et implacable et des situations singulières dont il ignore tout. Les personnes qui défilent en face de lui sont stressées par l'événement et sur la défensive, chacun ayant le sentiment aussi terrible que tenace de devoir se justifier de vivre. Des gens parfois perdus ou agressifs, las le plus souvent comme cet ouvrier quadragénaire. Les employeurs refusent de l'embaucher car trop vieux... Comment envisager sereinement l'avenir alors que la pension est fixée à 67 ans ?

L'agent approuve, elle connaît ce cercle vicieux, l'absurdité de ce cas loin d'être isolé et contre lequel elle ne peut rien. Les chômeurs exposent ainsi, tour à tour, des petits bouts de leur vie, leurs difficultés, leurs particularités. L'agent écoute, comprend mais ne peut définitivement rien, ce n'est pas son rôle, ces fragments d'existences ne rentrent pas dans les cases des formulaires qu'il doit remplir. Seuls comptent les papiers attestant de démarches, seules preuves de l'innocence du contrôlé, coupable par anticipation de ne pas être un travailleur comme il faut.

Un jour je m' f'rai cul-de-jatte ou bonne sœur ou pendu

Enfin un d'ces machins où je n' s'rai jamais plus

« Le suivant, le suivant ». 

Bureau de chômage de Charlotte Grégoire et Anne SchlitzUne quadragénaire se présente à l'entrevue, cabas dans une main, imposant classeur dans l'autre. Ses gestes sont rapides et désordonnés, submergée qu'elle est par le stress. Elle ne se retrouve plus dans ses papiers, la contrôleuse lui vient heureusement en aide. Puis les nerfs craquent et elle fond en larmes. Oui, elle a bien suivi une formation "Recherche active d'emploi" au début de l'année. Elle a postulé à divers emplois durant celle-ci mais un mois plus tard, elle tombe en dépression. N'y croyant plus, elle n'enverra plus rien. La contrôleuse compatit à son "coup de mou" mais devant l'absence de preuves de recherche est obligée de rendre un avis négatif. La radiation sera effective dès le lundi suivant. Elle évoque alors la suite, l'inscription au CPAS. "Jamais je n'irai au CPAS." La voix est calme, mais ferme. Entretemps, la chômeuse a repris possession de ses moyens. Les gestes sont précis, le buste fier et droit. Elle s'en va d'un pas décidé vers un avenir incertain, mais où elle n'aura au moins plus à se justifier, comme si elle attendait cette délivrance depuis longtemps. Elle "travaillera au noir s'il le faut", se fera peut-être cul-de-jatte ou bonne sœur...

Si aucune vitre en plexiglas ne sépare les interlocuteurs, le fossé entre eux semble néanmoins immense. Quand le contrôleur propose au chômeur de se former, celui-ci opine mollement du chef. Il faut dire que les effets bénéfiques d'une formation achevée sur le retour à l'emploi n'apparaissent pas toujours évidents. Sans plus de conviction, l'espoir est systématiquement invoqué durant un entretien. Au "j'espère que je trouverai un emploi", répond le "j'espère que nous ne nous reverrons pas car vous aurez un emploi". Que l'espoir revête en ces lieux une si grande importance montre bien que quelque chose cloche sévèrement. On ne s'en remet pas encore à la prière mais presque, comme le souligne un chômeur qui envisage de consulter un sorcier pour comprendre ce qui lui arrive.

L'entretien terminé, chaque partie souffle un bon coup. Dans la salle d'attente, des visages crispés scrutent les réactions de leurs prédécesseurs vidant rapidement les lieux, attendant de prendre leurs places sur les sièges encore chauds. Paraît que l'espoir fait vivre. Au suivaaaaaaaaaaant!

Léo Dupont

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