La boxe a toujours tenu une place à part dans le monde du sport. Elle charrie un imaginaire de combats virils, codifiés, à base de valeurs de loyauté et de générosité et porte les rêves d'émancipation de nombreux ados des classes populaires espérant acquérir gloire, fortune et reconnaissance sociale au bout de leurs poings. La cité ardente cultive ainsi une tradition où la boxe se relie étroitement à son passé de ville ouvrière, qu'on découvre dans la séquence initiale de ce documentaire.
Coin Rouge Coin Bleu d’Alain Marcoen
C'est une introduction en forme d'hommage à un boxeur mosan, tué sous les balles des gendarmes, en 1960, lors de la manifestation de sinistre mémoire contre la loi unique. C'est aussi une manière de nous dire clairement qu'en s'intéressant au milieu liégeois de la boxe, le cinéaste a aussi l'intention de nous parler de sa ville, de sa région, et des hommes qui la composent. À travers ceux qui fréquentent les salles de boxe, on discerne la ville d'aujourd'hui, avec ses strates d'immigration successives, ses difficultés économiques et sociales, ses classes populaires en mutation profonde.
Alain Marcoen brosse ce portrait sur le mode impressionniste. La caméra va suivre quelques-uns de ces jeunes boxeurs depuis leur entraînement jusqu’au match, cela sans pratiquement intervenir, sans voix off, sauf 45 secondes environ au tout début qui situent le contexte. Pas d’interviews proprement dites, juste de temps en temps des bribes de conversation entre celui qui tient la caméra et les (ou la) personnes filmées. Pas d'analyse ex-cathedra, ni de schéma linéaire rigoureusement défini. La démarche a bien sûr ses limites d’un point de vue informatif, mais le but du film n’est pas de faire une émission d’information. On part d’une salle de boxe, quelque part entre Droixhe et Bressoux, dirigée par Al Syben, boxeur liégeois au passé prestigieux : 62 combats, 46 victoires, 6 fois champion de Belgique poids lourds, vice champion d’Europe… bref un cador. Avec ses acolytes, il coache quelques jeunes boxeurs. Nous allons accompagner trois d’entre eux. Le premier est un Arménien, récemment arrivé à Liège. La boxe, qu’il pratiquait déjà dans son pays, représente clairement l'espoir de trouver une certaine assise financière et de s’intégrer socialement. Le second est d’origine italienne, d’immigration bien plus ancienne (de troisième génération). Pour lui, la boxe est avant tout un moyen de se rattacher à une certaine tradition familiale, c’est un rêve de gosse pétri de gloire et de réussite sportive. Le troisième enfin, d’origine maghrébine, est entre les deux. Il boxe pour échapper à son quotidien, mais il sait qu’en Belgique, jamais, il ne pourra en faire son métier. Comme il a femme et enfants à nourrir, il continue sans états d’âme son boulot d’éboueur à la ville.
Le film est donc solidement ancré dans la réalité liégeoise. Alain Marcoen est aussi connu pour être le chef op' des frères Dardenne, avec lesquels il travaille depuis Rosetta, et son documentaire est produit par un consortium essentiellement liégeois où l'on retrouve Iota productions, mais aussi le WIP et la RTBF. Alain Marcoen a un souci constant de cadrer la boxe au plus près des préoccupations de ceux qui la pratiquent. Il relie ce sport populaire à l'appartenance ouvrière liégeoise, même si celle-ci a changé en profondeur ces dernières années. Il s’enfonce dans les strates d’une immigration tantôt ancienne, tantôt récente, avec des ambitions, des rêves et des espoirs bien différents selon que la personne qui les nourrit vient d’arriver ou est installée depuis des années, voire est née ici. Les dernières images montrent cet ouvrier marocain faisant son travail de « cantonnier communal », expliquant qu’il est titulaire d’une licence de boxeur professionnel mais qu’en Belgique, on ne gagne pas sa vie avec cela. Ah, s’il avait vécu en Allemagne ou en Angleterre… Mais ce n’est pas grave. L’important, c’est de boxer, de se dépasser.
Le choix posé par le cinéaste de contourner toute analyse explicite pour lui préférer le choc des images, même s'il est sous-tendu par une réflexion sociale forte, atteint ici ses limites. Le spectateur, en manque de balises claires, retirera de sa vision une somme d’informations, d’impressions, qu'il ne peut rapporter qu’à sa propre subjectivité. Mais existe-t-il une réalité univoque, objective ou cette dernière n'est-elle de toute façon, que le reflet de nos perceptions ? Le réalisateur choisit, quant à lui, de parier sur l'intelligence de son public. C'est un choix courageux et un parti pris sympathique à l'heure où tant d'autres préfèrent guider le spectateur au fil d'une vision prémâchée.