Dans le regard d’une bête de Dominique Loreau
Animal, mon frère
Film après film, la relation au réel de Dominique Loreau se précise en un lent mouvement de dépouillement, souci d’épure où se déclinent son attention au vivant et les interrogations existentielles que celle-ci entraîne. Qu’elle s’attache à suivre la métamorphose d’un objet industriel en une incarnation des mystères du sacré (Divine carcasse), ou les aléas de la création quand elle s’abandonne aux méandres de l’éphémère (Au gré du temps), son cinéma est avant tout philosophique. Quête ontologique, questionnement métaphysique, il tente sans cesse de saisir une présence, une façon d’être au monde et ce, jusques dans les risques de son énonciation. Rien d’étonnant alors que son dernier film, Dans le regard d’une bête, aborde, par le biais de l’animalité, ce qui nous constitue dans cette humanité qui n’a de présence que dans l’altérité.
Dans la proposition « homme-animal », c’est ce qui se vit dans le trait d’union que Dominique Loreau a voulu saisir. Etrange gageure que de se placer sur cette zone frontière, ce lieu sans lieu entre l’homme et l’animal et de là, regarder ce qui voyage et se met à l’épreuve du perméable, ce qui de l’animal passe à l’homme, et ce qui de l’homme reste dans le regard d’une bête. Cette limite qui nous délimite, cette coupure qui nous clôt sur nous-mêmes possède une telle évidence, que de l’interroger ne se fait pas sans risque. Risque de voir notre belle assurance quant à ce que nous sommes partis en morceaux, risque de sentir la distance qui nous pose face à l’animal, diminuer et se réduire alors que l’on tente de s’en saisir. Risque enfin d’ouvrir ce piège de tous les possibles, celui où nos repères deviennent inopérants, nos certitudes vides et nos vérités obsolètes.
Une telle proposition est plus qu’empreinte de gravité. De là, sans doute, ce semblant de légèreté que Dominique Loreau a su trouver dans la réalisation de son film, le voulant tel un puzzle heuristique dont chaque pièce serait une séquence, chaque séquence travaillant au corps les émotions que ce déplacement de l’homme vers l’animal suscite. De là, ces petits récits à l’assemblage volontairement décousu, celui des corbeaux, celui des enfants lémuriens, cet autre d’une éthologue pas comme les autres, ou celui de l’homme-veau quand il n’est pas chien, ceux des éleveurs cochons et des danseuses-oiseaux, et ceux des équarrisseurs, du renard ou du chat. Tous ces récits vont progressivement proposer des pistes fragiles vers ces lieux où métamorphoses et transformations brouillent l’entendement sur ces bêtes et ces hommes que nous pensions si bien connaître. Et l’une des qualités du film de Dominique Loreau tient dans ce que ces chemins sont essentiellement subjectifs. En assemblant les morceaux de ce puzzle, chacun peut dessiner une réponse à l’énigme du trait d’union, mais pas n’importe comment. Car si le film nous laisse une très grande liberté d’interrogation et un plaisir ludique d’interprétation, Dominique Loreau, en filmant ces regards d’animaux au plus près de leur mystère, circonscrit son propos en posant qu’il n’y a de devenir animal que pour l’homme, et de la même manière qu’il n’y a de devenir humain que pour l’homme également.
Enoncé subtil d’un point de vue jouant de l’ambiguïté de ces regards croisés, Dans le regard d’une bête, sans en avoir l’air, pose des questions essentielles tant par sa forme cinématographique qui jamais ne s’abaisse à la facilité du convenu, tant par son approche du réel qui, sans cesse, nous ramène à nous-mêmes en tant qu’êtres vivants.