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Entretien avec Jaco Van Dormael à propos de Mr. Nobody

Publié le 12/01/2010 par Dimitra Bouras, Antoine Lanckmans et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Mr Nobody est le troisième long métrage de Jaco Van Dormael aussi fort que les deux précédents. Nous avons demandé à Jaco de nous expliquer la logique de son film. Entretien disloqué avec un réalisateur de l'irréel.

Cinergie : Une question à la Mr Nobody. Si tu n'avais pas été cinéaste, qu'aurais-tu fait ?
Jaco Van Dormael : Je n'en sais rien du tout. Lorsque j'étais adolescent, je voulais soit devenir clown soit faire du cinéma, et quand j'ai dit à ma mère que j'allais faire une école de cinéma, elle était soulagée tellement elle avait eu peur que je devienne clown ! J'ai fait de la photo aussi. À douze ans, j'ai trouvé, dans la cave, un appareil photo de mon père. Il me l'a donné. J'ai installé un labo à la maison. Je voulais devenir photographe animalier, mais j’ai surtout fait des « merles flous ». J'ai fait une école de cinéma pour devenir cameraman, et en même temps, je travaillais avec des amis qui faisaient du théâtre. Finalement, j'ai mis les deux ensemble, et je suis passé à la mise en scène ou ... la mise en peine.

C: Si tu avais pu choisir le milieu social dans lequel tu aurais pu naître.
J. V. D. : C'est drôle comme question, parce que Mr Nobody est un film sur le choix. Nemo se pose la question, dans l'enfance : quel va être le bon choix ? Mais Nemo vieux, qui a un regard croisé, dit plutôt, tous les chemins sont bons, pourvu qu'on soit dans sa vie. Peut-être que toutes les vies valent la peine d’être vécues.
Une chose m'intrigue depuis toujours : cette chose mystérieuse qui consiste à être en vie, d'être moi et pas quelqu'un d'autre. Pourquoi je suis moi, et que tu es toi. Et pourquoi on est ici et pas ailleurs. Si j'étais né en Afrique, qu’est-ce qui me serait arrivé, ou ailleurs, ou à une autre époque. Comme les enfants, on s’habitue au pourquoi, puis on s’habitue à ne pas avoir de réponses.

C: Mr Nobody est le dernier mortel dans un monde devenu immortel. Est-ce que le fait de mourir donne de la valeur ou de la qualité à la vie ?
J. V. D. : C'est Pasolini qui disait qu'il y avait la vie quand elle vivait, et puis la vie après la mort. La vie quand elle vit est une succession de moments dont on ne perçoit pas à quoi ils servent ni où cela nous mène. Et quand vient la fin, elle ne donne pas plus de sens à tout ce qui a précédé. La vie après la mort : il appelait cela le cinéma. À ce moment-là, on rassemble les éléments pour leur donner un sens et leur finalité est inexorable. Ce sont deux sentiments différents non pas sur la mort, mais sur la vie telle qu’on la vit. Est-ce que la vie est ou n'est pas une histoire ? À mon avis, elle est juste là… Et c'est une chance.
J'aime le cinéma et la vie. Au cinéma, tout va comme dans un entonnoir, tout converge vers la fin, tout doit être indispensable. Dans la vie, on est dans une arborescence, les choses s'écartent, parfois se perdent, elle est de plus en plus multiple, et ce n'est pas parce que je ne vois pas de sens que ce n'est pas beau.

C: Michael Cimino dit : « Le cinéma est la nostalgie pour un passé qui n'a jamais existé ».
J. V. D. : Ah, c'est joli. J'aurais pu la mettre dans le film. « Le cinéma c’est la nostalgie pour un passé qui n'a jamais existé ».

C. : Pourrais-tu expliquer la théorie des cordes sur laquelle repose la logique de Mr Nobody ?
J. V. D. : Dans une des vies que vit le personnage, il est scientifique, et il se pose la question que se pose un physicien : Qu’est-ce que le temps ? La réalité ? Qu’est-ce que la perception de cette réalité ? Pourquoi tombe-t-on amoureux ? Et pourquoi de cette femme-là ? Pourquoi a-t-on peur ? Pour quelle raison se sent-on heureux ? Pour quelle raison fait-on un choix que l’on croit faire librement ? Et d’où vient-il ?
De l’univers qui nous entoure, on perçoit ce qui est réel, en 3 dimensions plus le temps. Mais si on vivait dans un univers de 11 dimensions comme on le suppose possible, qu’est-ce que la réalité, où est l’illusion et où est la réalité ? Comme Nemo est effectivement dans des vies toutes un peu imaginaires, il se pose la question de la réalité et de sa perception.
C’est quelque chose qui me fascine. On croit que la réalité, c’est ce qu’on voit, qu’on entend, qu’on sent, mais si j’étais la souris qui passe là derrière, j'aurais un autre point de vue, une autre réalité, ou même si j’étais la mite qui se reproduit dans la fourrure du chat, la vérité serait encore autre.
Si j’étais en dehors du système solaire, si j’étais… pas moi mais quelqu’un d’autre, ou si j’avais d’autres sens, la réalité serait aussi autre. Donc c’est quoi la réalité ? C’est une question infinie et sans réponse. Le film ne donne pas de réponse, il ne fait que poser des questions. Probablement parce que je n’ai aucune réponse et beaucoup de questions.

C. : As-tu parfois l’impression d’être l’objet de la réalité de quelqu’un d’autre ?
J. V. D. : Les Aborigènes pensent que le monde réel est le rêve des fourmis. Ils ont peut-être raison et dans ce cas, cela ne vaut pas la peine de payer ses factures de gaz...

C.: Tu utilises le flash-back non pas comme moyen d’information, mais pour faire entrer le mystère.
J. V. D. : Le temps est un des nombreux thèmes du film. Il a quelque chose de fascinant, parce que le temps physique et le temps mental, ce n’est pas la même chose. Le temps du souvenir et celui de la perception, non plus. Il y a des minutes qui durent des heures, et des heures qui durent des minutes, et c’est assez mystérieux de vivre dans un temps qui se déroule tout le temps, où dès qu’on perçoit une seconde, elle est déjà dans le passé.
C’est cette perception du temps qu’on a essayé de traduire dans le film. Dans les scènes d’amour, les adolescents s’embrassent en ralenti pendant que le soleil balaie très vite leur chambre. Le temps à l’extérieur de la pièce est autre que celui qu’ils sont en train de vivre.
Quand les amants sont dans la gare, tu vois qu’ils marchent à une certaine vitesse, mais tout d’un coup, toute la foule qui les entoure marche beaucoup plus vite. Ils sont dans une autre perception du temps. On a essayé de jouer sur l’élasticité qui existe entre le temps réel, le temps mental et la perception du temps qui s’écoule. Et aussi sur des souvenirs lointains qui peuvent être très présents. Le vieux ne se souvient pas de ce qui s’est passé la semaine d’avant, mais il se souvient très bien de ce qui s’est passé à l’âge de huit ans.

C. : Cette notion de la relativité de perception fait référence à la théorie de Prigogine/Stengers : « Enraciner l’indéterminisme et l’asymétrie du temps dans les lois de la physique, est la réponse que nous pouvons donner à un dilemme éthique ».
J. V. D. : J’ai effectivement lu Ilya Prigogine parce que je voulais m’informer sur le temps physique, mais je n’ai rien compris ! Il n'empêche qu'il se dégageait quelque chose de poétique de ces ouvrages. Le plus touchant, c’est le titre de son dernier livre de physique.

Après avoir écrit des choses très complexes, il a écrit : La Fin des Certitudes. C’est un très beau titre, qui aurait pu être le titre de Mr Nobody. Il veut dire que tu finis avec des questions et non plus avec des réponses. En fait, c’est presque une forme de libération. Les réponses simples sont celles de la politique, de la publicité, de la communication. Les artistes doivent rappeler que le monde est complexe, que la plupart du temps, on ne comprend rien du tout. Et pourtant, chercher à comprendre ne veut pas dire qu’il faut trouver une réponse. Il y a des réponses qui sont des superstitions comme le pigeon au début du film, qui bat des ailes, et qui croit que parce qu’il bat des ailes, il reçoit une graine.

C. : Et l’amour, c’est aussi une superstition ?
J. V. D. : Mr Nobody, c’est un film qui pose la question de l'amour. Pourquoi on tombe amoureux, pourquoi de cette personne-là et pas d'une autre, pourquoi une femme, et pourquoi elle ? Et si elle n'existait pas, ou si on ne l’avait jamais rencontrée ?
Moi, j’ai réellement senti que ma vie ne pouvait pas être une autre vie quand j’ai eu mes enfants. Je ne peux pas m'imaginer avoir des enfants autres que ceux que j'ai. Mais, rationnellement, si j'avais été malade, je ne serais pas allé à la soirée où j'ai rencontré leur mère. Je ne l'aurais pas connue, les enfants ne seraient pas là, et je ne me serais pas rendu compte du manque. Je l’ai vécu, je ne peux plus revenir en arrière, et je ne peux plus imaginer qu’autre chose soit possible alors que, ce qui fait notre vie, c’est une multitude d’interférences de petites causes qui ont de grandes conséquences et dont la plupart du temps, on ne se rend pas du tout compte.
Quand on dit : je choisis d’aimer cette personne, c’est quoi ce choix ? On ne sait pas d’où il vient, et peut-être n’est-ce pas vraiment un choix. On dit oui à des moteurs, à des pulsions, à des envies, mais sans savoir d’où ils viennent. C’est très mystérieux, mais c'est magnifique quand on le vit.

C. : Ton cinéma est une succession rapide de plans fixes. D’où vient ce mouvement ?
J. V. D. : Ce qui m’a amusé dans ce film, c’est de pouvoir mélanger plusieurs façons de filmer. Je devais utiliser toute la gamme possible du langage pour que chaque vie ait son langage propre.
Par exemple : la vie du veuf est pratiquement tout le temps en travelling, la caméra est indépendante du personnage, possède une vie propre.
Parfois, le personnage entre dans le champ puis repart. La vie avec Elise est filmée caméra à l’épaule, très proche, très collée au personnage, on joue plus sur le montage et moins sur des plans-séquences.
La vie avec Ana est calquée sur le même découpage que celui de la vie de l’adolescent, comme si l’amour adulte et l’amour adolescent étaient en train de fusionner. Dans les deux cas, c’est une sorte de perte du sentiment de l’espace (les personnages peuvent rouler sur le mur puis se retrouver dans le lit) et de perte du temps (le temps à l’intérieur de la chambre est différent de celui à l’extérieur). La vie avec Jeanne est une forme d’inattention à ce qui se passe à l’extérieur. La mise au point n’est jamais sur ce qui est en train de se passer, mais sur le personnage, qui n’y prête pas attention. Quand les personnages rentrent dans le champ, c’est comme s’ils rentraient dans le champ de vision, comme s’ils essayaient de capter un regard.
C’est justement toutes ces recherches d’élargissement du langage qui étaient gaies à réaliser.
J’ai eu comme professeur André Delvaux, qui était hypermétrope. Pour voir net, il devait s’éloigner des gens et donc il finissait toujours par faire des plans larges. Moi, je suis myope, et pour bien voir les gens, je m’approche de très près.
André Delvaux avait plutôt peur du montage, il trouvait qu’il fallait trouver le rythme d’une scène sur le plateau. Moi, j’ai toujours peur de ne pas avoir le bon rythme sur le plateau parce que je fais une scène qui est sensée se raccorder à une autre que j’ai tournée deux mois plus tôt. J’ai l’impression de ne plus être sûr du rythme interne, alors je découpe de telle façon que je puisse resserrer ou élargir le rythme, ralentir la scène ou l’accélérer. Ce qui m’intéresse également, c’est d’être dans un temps mental et pas dans le temps de la réalité.
Il y a deux grandes voies depuis que le cinéma existe, celui des Frères Lumière où on te montre ce qui est vrai, on te dit « ça il faut y croire, c’est la réalité vue de l’extérieur » et puis celui de Méliès qui est le cinéma de l’intérieur, vu par un personnage « mais ne croyez à aucun moment que c’est la réalité ». Moi ce qui m’intéresse, c’est le cinéma de Méliès pour être à l’intérieur de la tête du personnage, pour que le temps soit le temps mental, un temps qui soit compressible ou qui puisse s’étendre, pour que le rythme soit celui de la pensée. Ce qui m’intéresse le plus en effet, ce n’est pas de montrer la réalité telle qu’elle est, mais de montrer comment fonctionne la pensée. Comment, par bonds, par associations, on passe d’une scène à l’autre. Comment notre pensée construit la réalité. Je trouve que le cinéma peut avoir les mêmes libertés que la littérature comme sauter d’une idée à l’autre par association, par une lente dérive...

C. : Une mémoire, ce n’est pas quelque chose de cohérent, l’inconscient est lui aussi incohérent…
J. V. D. : Tout à fait. La réalité du souvenir est quelque chose de troublant. J’ai des souvenirs de notre petite enfance, et mon frère a les mêmes. On n’a jamais su si c’était parce que notre mère nous avait raconté la même chose à chacun, mais on a tous les deux le souvenir d’avoir vécu quelque chose que l’on ne pouvait pas avoir vécue tous les deux. Donc, la réalité du souvenir, qui peut aussi être la réalité d’une illusion, est parfois troublante. Beaucoup d’artistes travaillent avec l’inconscient. La chose que je peux maîtriser quand je fais un film, ce sont les outils. Je peux avoir le sentiment que si on fait un travelling avant, que si l’acteur joue de telle façon, que si on est dans tels décors, dans telle lumière, cela pourra donner cet effet ou ce sentiment-là. Mais la partie la plus intéressante, c’est celle que je ne maîtrise plus, qui, à un moment donné, devient intuitive, et qui, quand je trouve quelque chose beau, je ne sais pas pourquoi c’est beau.
Si je trouve la 17e prise belle, je le ressens, mais c’est comme lorsque je tombe amoureux, je ne sais pas pourquoi elle est belle, sauf que je le ressens. C’est cette partie-là qui est la plus fascinante, parce que ce n’est pas dans mon contrôle. Le sentiment du Beau est aussi mystérieux que le sentiment de l’Amour. On sait que c’est là, mais pourquoi…
Et ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est effectivement la beauté. Il y a des orgasmes qui sont sexuels, des orgasmes qui sont visuels, des orgasmes qui sont sonores, je crois qu’il y a aussi des orgasmes cinématographiques.

C. : Quelle a été la scène la plus difficile à tourner ?
J. V. D. : Il n’y a pas eu de scènes difficiles à tourner. Il y avait des scènes sur lesquelles j’étais plus inquiet, par exemple les scènes d’amour physique entre les adolescents, je me demandais comment faire cela avec et aussi sans pudeur. Mais cela a été très facile parce qu’ils étaient tout de suite à l’aise. Les scènes physiques étaient chorégraphiées comme des mouvements de danse. Il y a un plan où les adolescents passent de la cuisine à la chambre, ils s’embrassent sur le mur de la cuisine, puis ils roulent sur ce mur, puis ils sont dans le lit, et puis sous les draps. En fait, le lit est debout dans la même pièce et ils jouent debout sur le lit : c’est la caméra qui, d’un mouvement, se couche et donne l’impression que les jeunes amants sont couchés dans le lit. Le mouvement était très mécanique, il s'agissait de technique, mais le résultat est que, comme quand on est amoureux, on ne sait plus dans quel espace ni dans quel temps on se trouve. C’était très mécanique à faire, mais cela donne quelque chose de très sensuel.
Il y a beaucoup de scènes qui m’ont étonné par leur facilité.

C. : Tu as bénéficié de beaucoup de moyens pour réaliser ce film.

J. V. D.
: C’est effectivement un film cher, mais je n’ai jamais essayé de faire un film cher, j’ai essayé de faire un film beau. C’est vrai que maintenant, cela devient un challenge de faire un film intéressant avec beaucoup de moyens. Le rapport entre l’art et l’argent est très étrange dans le cinéma. C’est probablement le seul art, avec l’architecture, qui implique autant d’argent, alors que, fondamentalement, cela reste un art collectif. Il n’y a que deux moments pénibles pour tout réalisateur, le moment du financement, et le moment où le film est fini, qu’il doit sortir et qu’on te rappelle que c’est un produit. Le reste, c’est une œuvre d’art collective, c’est un plaisir énorme de travailler avec des gens qui font la même chose que toi.
Finalement, quand le film est terminé, qu’il arrive sur un écran en face de gens qui le regardent, cela redevient une œuvre d’art collective, et ça cesse d’être un produit, heureusement !
Dans tous les films, qu’ils soient chers ou pas, il y a un moment donné où on est confronté à la réalité. C’est pour ça qu’on appelle le réalisateur, « réalisateur », parce que c’est lui qui est confronté au réel. Et cette réalité amène plus de couches qu’un scénario.
Un scénario, c’est une architecture, et il y a une matière qui est celle du sentiment. Quand j’écris, j’écris avec des fantômes et des images légèrement floues, et quand l’acteur arrive, il est en chair en os, il est concret. C’est beaucoup plus complexe, il y a beaucoup plus de paramètres, beaucoup plus de couches. En plus, le travail avec chaque collaborateur, à l’image, au son, au montage, aux décors, aux costumes, au maquillage, apporte chaque fois plus d’informations, plus de paramètres. Tout cela fait que cela devient magique.
C’est comme la théorie du chaos, une infinité de petits détails qui forme quelque chose.

C. : Pour ton prochain projet, il semblerait que tu veuilles changer de manière de procéder ? Est-ce suite à cette expérience ?
J. V. D. : Chaque scénario a ses propres besoins, et ce qui m’intéresse maintenant, ce sont des choses légères, comme je vois sur Internet. Des petites formes qui secouent le langage, la manière de filmer et de monter, faites par des jeunes pas connus, sur ordinateur, directement mis sur Internet.
J’ai l’impression que le cinéma est au début de quelque chose. Cela m’intéresse et m’excite beaucoup qu’il y ait un langage, de nouvelles formes à trouver.
Actuellement, je travaille avec Thomas Gunzig sur l'écriture d'un film qui sera tourné à Bruxelles. On va essayer de le faire avec un petit budget. C’est la première fois que j’écris avec quelqu’un, et ce qui est formidable, c’est que lorsqu’on passe une après midi ensemble, même sans aucune bonne idée, on passe une bonne après midi. Mais je pense que ce sera un film encore plus expérimental que Mr Nobody.

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