Je voudrais reprendre, en exergue au magnifique documentaire I comme Iran de Sanaz Azari, cette phrase du cinéaste japonais Kurosawa à propos de l’œuvre d’Abbas Kiarostami : « Ce que j’aime dans vos films, c’est leur simplicité et leur fluidité, même s’il est bien malaisé de les décrire. »
I comme Iran de Sanaz Azari
Le dispositif cinématographie est simple. Un tableau noir, un manuel scolaire, un cahier, la calligraphie des mots, choisis à partir des images du livre, pour leurs résonances et leurs liens au quotidien, à la réalité du pays et de son histoire. Son mouvement est celui de la main qui écrit, de la voix qui épelle les mots, raconte ou chante. L’élève est une jeune femme dont on ne voit, le plus souvent, que la main traçant maladroitement les lettres dans le cahier. On ne sait que peu de choses d’elle. Ses parents ont émigré en Belgique. Son frère y est né.
Le professeur, la cinquantaine, est sans doute un exilé politique, un intellectuel qui connut le régime du Shah. Il possède un remarquable don de pédagogue.
Son visage, sous une chevelure abondante et grise, est expressif, sa voix est forte et musicale.
La leçon a lieu quelques jours après les dernières élections qui ont vu la victoire de Rohani. Un nouvel espoir est-il permis, trente-quatre ans après l’établissement du régime islamiste ?
La langue persane est comme une source qui jaillit. Les poèmes de Hafez et de Saadi sont récités en Iran en toutes circonstances. Dans son livre « le Diwan », Hafez évoque sans cesse le vin de Shiraz, sa ville natale au sud du pays. Après la révolution islamiste, les exégètes du régime ont travesti le sens des images du poète qui célèbrent le vin et l’extase, faute de pouvoir détruire ses œuvres.
Le manuel utilisé dans le film est celui actuellement en usage dans les écoles. Les représentations de Khomeiny illustrent plusieurs pages. Le professeur propose à son élève de les coller. Mieux vaut s’abstenir de les commenter.
Commence un jeu qui, subtilement, associe la calligraphie, la matière sonore des mots et leur signification dans le contexte politique et social iranien. L’image du pain évoque la misère économique de l’Iran, les millions de jeunes chômeurs qui réclament du pain. L’arbre évoque la potence des exécutions capitales. « Quand on plantait un arbre en Iran, dit le professeur, on disait que le lendemain, on allait exécuter quelqu’un par pendaison. »Se trouvent confrontés, dans la lecture de cet abécédaire, les portraits de deux régimes antagonistes. À l’époque du Shah, les parents étaient représentés dans les manuels avec des vêtements de ville, la mère ne portait pas de foulard …
La main du professeur fut abîmée par la torture. Il a rêvé d’un homme qui se cache dans la montagne pour lancer un cri de désespoir. Un chœur le rejoint et crie avec lui.
Se succèdent les souvenirs heureux des premières heures de la révolution après la chute du shah et avant la désillusion qui les suivit. La « maison de l’espoir » est le titre d’une chanson que l’on chantait à cette époque partout en Iran. Cette maison d’enfance fut détruite.
Le professeur se met à chanter l’ancien hymne national qui lui paraissait si beau. Il a perdu, répète-t-il, le goût de la révolution. Seule demeure la langue qui le console de l’exil. Comme celle de son élève, sa maison est aujourd’hui sans toit.
« J’ai un rapport amour / haine avec mon pays » déclarait la cinéaste à propos de son premier documentaire Salaam Isfahan (1). La nature me réconcilie avec lui. C’est pourquoi les Iraniens aiment se promener dans les montagnes, loin des décors de la République Islamiste, des mosquées, des fresques de Khomeiny sur les murs avec ses gros sourcils qui vous surveillent partout. »
« Ton apprentissage de la lecture est exactement pareil à nos premiers jours de la révolution », répond en écho le professeur. Voir l’Iran depuis les sommets des montagnes équivaut à voir le pays du sommet de sa langue. En persan, le mot « montagne » ressemble à un sentier menant à son sommet. « À présent, je peux me promener librement sur ce sentier », conclut l’élève à la fin de ce beau documentaire.
Abbas Kiarostami dialogue avec Akira Kurosawa : L’empereur et moi, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1997.
Sanaz Azari - Entretien avec Jean- Michel Vlaeminckx