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Interview de Jean-Jacques Rousseau, Frédérique Rousseau et Noël Godin

Publié le 16/06/2011 par Marceau Verhaeghe et Arnaud Crespeigne / Catégorie: Entrevue

Voyage sur la planète Ouf !


On l'aime ou pas, il amuse ou il énerve, mais il est devenu difficile d’ignorer Jean-Jacques Rousseau dans le cinéma belge francophone. Si certains se permettent encore d'en parler avec condescendance, plus personne aujourd'hui ne songe à nier son travail atypique. Le documentaire de Frédéric Sojcher Cinéastes à tout prix a fait beaucoup pour contribuer à cette reconnaissance, mais cela fait maintenant plus de quarante ans que Jean-Jacques va son petit bonhomme de chemin sans rien demander ni devoir à personne, ou presque. Dans une jolie citation, extraite du livre que lui consacre Frédéric Sojcher aux éditions Archimbeau/Klimsleck (Jean Jacques Rousseau, cinéaste de l'absurde) le citoyen de Souvret définit justement sa place dans le cinéma belge: "Dans une forêt, est-ce que tous les arbres sont droits ? Pour qu’on voie que tout est droit, il faut qu’il y ait des arbres inclinés. Moi, je suis l’arbre incliné dans une forêt d’arbres droits". 
Le Festival du cinéma fantastique de Bruxelles organisait l'avant-première mondiale de son plus récent long-métrage Karminski Grad. L’occasion était idéale d’inviter Jean-Jacques Rousseau à s’exprimer. Nous avons donc provoqué l'occasion d’une rencontre avec le cinéaste, sa fille Frédérique, comédienne et compositrice de la musique, et son acteur fétiche, l'ami Noël Godin.
Et on est bien contents de l'avoir fait mais… quelle aventure, jambon à cornes ! Malheur à l'interviewer psychorigide qui tenterait à tout prix d'imposer un cadre à ces trois loustics. À la moindre question, la réponse fuse… souvent à côté dans un joyeux charivari au fil de digressions variées. Essayez de remettre le train sur les rails et il ne faut pas trente secondes pour qu'il soit reparti folâtrer dans les chemins creux qui, à en croire la chanteuse Mireille, sentent la noisette. 
On a laissé faire. On sait que c'est comme cela que les propos vraiment intéressants surviennent. Mais, pour les publier, nous avons dû quelque peu les réorganiser par thèmes. Nos invités nous pardonneront car nous avons pris un soin maniaque à ne rien déformer. Ils parlent du film, mais aussi beaucoup de Jean-Jacques Rousseau : son univers ses méthodes, son cinéma… Un voyage dans le monde complètement décalé du cinéaste masqué vous tente ? Vous êtes prêts à risquer votre santé mentale? Alors en voiture Simone !

Jean-Jacques Rousseau : Dans ma vie, j’ai fait un peu de tout : éclairagiste, machiniste, batteur, disc jockey … mais le plus important, c’est que je suis autodidacte, ce qui me rend totalement libre. Je n’ai pas l’influence d’un professeur qui me dirait : "Jean-Jacques, ce n’est pas comme cela qu’on filme. Tu violes les règles". Je fais ce que je veux quand je veux. C’est pourquoi mon cinéma est un cinéma d’art brut, artisanal et bon marché en plus. Karminski Grad a coûté moins cher que l’achat d’une bonne voiture d’occasion.

Cinergie : La cagoule, l’imperméable mastic, les gants, tout ce que vous employez pour vous dissimuler, cela constitue aussi une sorte d’uniforme, instantanément reconnaissable?
JJR : Reconnaissable oui, mais pas immuable. Des cagoules, j’en ai d’autres, notamment une cagoule de Fantômas que je mets de temps en temps. Parfois, je porte un chat, un masque de carnaval, comme à Cannes où le directeur ne voulait pas que je monte les marches avec une cagoule parce que cela faisait trop terroriste.  La cagoule date de 1996. Déjà, à l’époque, je n’aimais pas qu’on voie mon visage, mais c’était moins important que maintenant, car on ne me voyait pas beaucoup. J’avais juste fait un petit reportage pour Cargo de nuit, sur la RTBF, en 1985, où j’apparaissais barbu comme un ayatollah. Quand Noël Godin m’a proposé d’être filmé pour Canal +, je lui ai dit : "Oui, mais je ne veux pas montrer mon visage ". Il m’a rétorqué : "Tu n’as qu’à mettre une cagoule ! " Noël a parfois des idées lumineuses.

C : Il paraît que sur les tournages, vous portez un revolver à la ceinture. C’est pour abattre vos acteurs quand ils ne vous donnent pas satisfaction ?
JJR : Avant, j’avais un revolver. Je vais vous dire, c’est parce que mon équipe et mes acteurs parlent tout le temps et j’avais parfois un peu de mal à me faire entendre avec un mégaphone. Alors je tirais un coup de flingue : PAM ! Et croyez moi, tout le monde se taisait et je pouvais dire "Maintenant on se calme, on tourne !" C’était pour les ressaisir.
À la différence de certains réalisateurs qui demandent un sérieux total sur leurs tournages, moi je suis plutôt débonnaire. Vous pouvez avoir un regard caméra dans mes films, je dirai : " Ce n’est rien, on recommence", tandis que si vous faites cela avec certains réalisateurs connus, vous avez déjà un pied dehors. Les tournages de JJR, c’est un peu la ducasse cinématographique, la kermesse. On s’amuse bien et j’invite toutes les personnes intéressées à venir se joindre à nous et à envoyer leur candidature sur www.infojjr.be
Nous recherchons continuellement des acteurs et des actrices. Pour les actrices, c'est plus compliqué.

C : Pourquoi ? (Jean-Jacques se tourne vers sa fille)
Frédérique Rousseau : Il manque peut-être un peu de scènes d’amour. C’est ce que les femmes disent du cinéma de mon père : un cinéma de mec pour les mecs.
 (Arrivée, sur ces entrefaites, de Noël Godin. Jean-Jacques Rousseau se tourne vers lui)
JJR : Pourquoi, Noël, n’y a-t-il pas ou très peu de femmes dans mes films ?
Noël Godin : Il y a de nombreuses femmes dans les films de Jean-Jacques Rousseau, mais des femmes cadenassées dans les clichés de la série Z phallo, torturées ou sadiques. Pour autant, Jean-Jacques n’est pas sexiste pour un sous-plat et son cinéma non plus, mais jusqu’ici, il n’y avait pas de grande héroïne transcendante. Toutefois, dans son dernier long-métrage, miss Ming est un personnage extrêmement romanesque qui fait irruption tout d’un coup dans son cinéma, et qui pourrait être un appel vers autre chose.
JJR : Quand elle enferme son amoureux dans les toilettes, je pense que c’est déjà une façon de voir les choses autrement. Les gens ont beaucoup été marqués par cette scène.
NG : Mais parce qu’on n’a jamais vu cela. Tu as transgressé un tabou de plus, d’une façon magnifiquement malotrue. C’est un appel à l’amour fou, romanesco-scato (sic !), comme on n’en a jamais vu dans l’histoire du cinoche.
JJR : Disons qu’un amour simple et naturel, comme on le voit dans les films d’autres réalisateurs, on ne le verra jamais chez moi. Ce sera toujours des amours compliquées ou difficiles.
N.G. : Je me rappelle, lors d’une projection du Diabolique docteur Flack, d’une offensive de féministes qui l’accusaient de phallocratie effrénée. Il avait fallu le protéger de harpies en furie, mais il y a de plus en plus de copines rebelles qui sont intriguées par son satané cinéma.
JJR : Les femmes sont intriguées, oui, et je voudrais leur faire comprendre qu’il n’y a aucun risque à se joindre à nous. Je lance un appel à toutes les jeunes femmes candidates actrices qui nous lisent pour qu’elles nous rejoignent.

C : Il y en a une qui tient déjà beaucoup de place, c’est votre fille Frédérique qui écrit la musique de vos films. La fée sanguinaire et mélomane de Jean Jacques Rousseau ?
JJR :
C’est très important pour moi d’avoir ma fille à mes côtés. Elle comprend ce que je veux. Je lui lis le synopsis, et elle trouve directement les thèmes qui conviennent. Ensuite, quand on a une copie de travail, elle visionne les images et elle peut dire ce qui irait mieux à tel endroit, retravailler les durées etc.
Quand elle a choisi ses thèmes et les a placés où elle désire, on discute, mais je la laisse libre. Je ne veux pas m’imposer.
J’ai travaillé avec d’autres musiciens, comme Eric Bettens, mais sa musique était un peu trop philharmonique et grandiose. Celle de Frédérique correspond mieux à mon cinéma. Quelques notes par-ci par-là, une seule note répétitive parfois, suffisent et peuvent créer le juste effet de suspense.
Frédérique Rousseau : J’ai étudié le piano et la composition au conservatoire de Charleroi. J’ai débuté la musique de films en 2001, et j’ai composé pour une dizaine de films de mon papa. J’ai aussi écrit la musique du documentaire Cinéastes à tout prix de Frédéric Sojcher.
La musique de Karminski Grad est un mix de différentes choses : musique classique, musique moderne, des réminiscences industrielles aussi, car j’apprécie tout ce qui est post punk … Vous pouvez entendre un petit côté Front 242. Je me suis encore inspirée de grandes musiques de films comme celles de Hans Zimmer, celles des films de John Carpenter mais aussi de Lucio Fulci, que je trouve très intéressant, ou de cinéastes plus anciens comme Mario Bava. Je travaille principalement aux synthétiseurs, mais pas exclusivement. La musique de Germaine Grandier, par exemple, a été faite entièrement au piano.
JJR : Frédérique fait aussi les bruitages, et elle joue dans mes films. Elle a commencé dans Wallonie 2084, où elle interprète la secrétaire du psychiatre animalier du zoo d’Anvers, et dans Les Succubes, elle fait la reine. Chaque fois de petits rôles, mais importants. Dans Karminski Grad, elle joue l’officier allemand qui programme la bombe et qui la fait revenir sur Charleroi.
FR : J’ai demandé à mon papa de m’écrire pour ses prochains films un rôle comme la fille de Jack l’éventreur. Un rôle plus fantastique, que j’apprécierais de jouer.
JJR : Et pourtant, je lui ai caché pendant longtemps que je tournais des films. Elle n’était pas au courant. Un jour, elle m’a dit: "C’est marrant, il y a un type qui porte une cagoule, on dirait que c’est toi". Maintenant, elle est sûre que c’est moi.
FR : J’avais des souvenirs de mon papa projectionniste, mais je n’ai su que plus tard que c’était lui qui tournait les films.

C : Parlons un peu de Karminski Grad. Vous l’aviez conçu comme un court-métrage, puis il s’est allongé au fur et à mesure du tournage jusqu’à devenir ce qu’il est aujourd’hui ?
JJR :
Tout est parti d’un film tourné en 2002, Le Goulag de la terreur, devenu Irkutz 88, dont Karminski Grad constitue une sorte de suite. Quand j’ai commencé Karminski Grad, j’avais tout juste 100 euros en poche, de quoi acheter mes bobines DV pour le tournage. Et puis, je suis tombé amoureux de mon film. Même les acteurs me disaient : "Les séquences que tu as tournées, c’est un prologue. Tu ne dois pas en rester là". Je disais : "Oui, mais pour continuer, il faut du fric". Et une aubaine est arrivée tout d’un coup par l’intermédiaire du centre culturel La Posterie où je travaille et de son directeur Marc Leclef. Grâce à eux, on a obtenu un petit budget de la Communauté française et une aide de la Loterie Nationale. Et malgré cela, le film est tombé en faillite. C’est toute une aventure le Karminski. Une aventure qui a duré près de quinze mois parce qu’on a eu un moment de battement. On n’avait plus d’argent pour faire le montage. S’il a pu se terminer, c’est grâce à Vincent Tavier. C’est l’éternel Noël Godin qui nous a mis en contact. Vincent a investi l’argent de la société La Parti pour payer le monteur, la finalisation du film et les bobines au Studio L’équipe - ce qui représente quand même quelques milliers d’euros - et en me laissant une liberté totale car en aucun cas il n’est intervenu sur la narration ou la façon de filmer.

C : Au départ du film, il y a Vladimir Kamenov, l’acteur qui incarne Karminski ?
JJR :
C’est un véritable Russe, venu en vacances à Pont-à-Celles, dans la famille de sa fille, et son beau-fils, un professeur de théâtre. Un jour, il est venu me voir: "Jean-Jacques, j’ai mon beau-père qui est en visite, qui ne comprend que dalle le français, ne sait parler qu’un peu d’anglais et le russe, mais qui ferait un acteur formidable". Le gars est venu, on a sympathisé, et c’était parti.

C : Il avait déjà au naturel son extraordinaire « gueule » à la Gorbatchev ?
JJR :
Tout à fait. On n’a fait que lui dessiner sur son crâne sa tâche de vin, qui est en fait une partie de l’OTAN et du pacte de Varsovie et représente la division de l’Europe. Hélas, à part quelques rares fois où il baisse la tête, cela ne se voit pas beaucoup.

C : Pour commencer, vous disposiez juste des scènes tournées avec lui durant son séjour en Belgique ?
JJR :
Il a tourné ces quelques scènes, et il est rentré à Moscou. Il n’a jamais vu le film, il ne sait même pas ce qu’il y fait. Il a dit à sa fille qu’il voulait voir le film à tout prix et qu’il allait trouver une salle à Moscou pour le montrer. Donc je ma suis dit qu’on allait leur faire une copie pour le projeter à Moscou où il pourra faire le commentaire. Encore que dans les 10 premières minutes du film, on ne parle que le russe à tel point que j’ai même entendu une dame dans la salle dire "J’espère qu’il existe une version française". On y parle plusieurs langues d’ailleurs. J’ai Bela Olah aussi, qui joue l’interprète, et qui parle hongrois.

C : Il y a des thèmes récurrents chez vous qui reviennent aussi dans Karminski.
JJR :
On retrouve effectivement des néo-nazis, des ultra-marxistes, des systèmes totalitaires qui s’unissent pour détruire le monde. Et il y a des barbus aussi : Krabouk, l’Arabe de Charleroi, dont on se demande finalement si c’est bien un Arabe ou un type déguisé, car à un certain moment, on voit l’élastique de sa fausse barbe. Parfois, en effet, des gens se font passer pour des faux Arabes afin de faire accuser les Arabes gentils qui habitent Charleroi.

C : Vous avez un rapport assez ambigu avec Charleroi ?
JJR : On dit que Charleroi est une ville très dangereuse, moi je vous dis franchement il vaut mieux ne faire que passer sur l’autoroute. Je suis très dur avec ma ville et en même temps, je ne l’ai jamais quittée. J’y trouve tous les thèmes récurrents de mon cinéma : le chômage, la crise, la pauvreté, la misère, la nervosité urbaine, une certaine forme de désespoir et de violence destructrice. Charleroi est aussi la ville qui me nourrit où il se passe beaucoup de choses notamment au centre Rockerill où nous avons pu tourner grâce à la complicité de Michael Sacchi, et à la Posterie où je travaille. Mais malheureusement, quand il se passe quelque chose d’intéressant, rares sont les Carolos qui viennent voir. On vient de partout pour voir mes films, mais pas de Charleroi. Nul n’est prophète en son pays.

C : Dans Karminski Grad, Noël Godin reprend le rôle d’Igor Yaboutich, qu’il avait déjà tenu dans Irkutz 88. D’où la question essentielle que je vous pose à tous les deux : qui est Igor Yaboutich ?
JJR : Si vous aviez une heure de bande magnétique peut-être pourrais-je vous l’expliquer mais là… Noël, explique lui…
N.G. : Mais moi je ne sais pas. Je sais juste que quand je joue Igor, des forces malignes me soulèvent totalement et m’emportent. Je me rappelle avoir donné une gifle à mon ami André Stas, qui était une vraie gifle. J’en suis bien désolé, mais dans le feu de l’action, c’est parti tout seul. Il a basculé au-dessus de sa chaise le pauvre. Et dans ce film-ci, je devais étrangler quelqu’un et, à un moment, je me suis rendu compte que je l’étranglais réellement.
Je dois encore préciser que Benoît Poelvoorde avait dit de moi que j’étais le plus lamentable acteur de la planète, et je suis bien d’accord avec lui. Je suis exécrable au point que je peux foutre par terre le film d’un pote, mais c’était un des éléments qui intéressait Jean-Jacques.
JJR : Et tu t’es trouvé bon, en plus, dans ce rôle d’Igor Yaboutich.
NG : Je collais au personnage. Probablement étais-je aimanté par la folie régnant sur ce plateau, et qui est très contagieuse.
JJR : Mais je t’avais toujours dit que tu étais le personnage. S’il n’y en avait qu’un, cela ne pouvait être que toi. En plus, il s’est réellement blessé au bras à la gare à Bruxelles. Il est arrivé sur le tournage avec le poignet dans un sale état, et il a quand même tourné.
NG : Il faisait très glissant ce jour-là. Et aussi extrêmement froid (-15°). Nous devions être 80 à jouer. Je me suis dit: "Je vais y aller quand même pour tenir ma promesse, mais je serai un des seuls". Et à ma plus grande stupéfaction, tout le monde était là. Jean-Jacques Rousseau réussit ce tour de force qui fait que les gens ont envie de tourner avec lui. Ils souffrent parfois le martyre, mais ils reviennent parce qu’ils ont l’impression de vivre une vraie aventure. Ce n’est pas qu’une impression d’ailleurs. Et peut-être une aventure sans retour.

C : Tourner avec Jean Jacques, en fait, on ne sait pas où on va ?
NG : Pas du tout. On reçoit de temps en temps quelques lignes de dialogue, mais il est arrivé déjà, comme avec Jean-Pierre Mocky, qu’un acteur ne connaissait pas son texte parce qu’il ne l’avait pas reçu.
JJR : Dans ce cas je lui dis: "Improvise bon sang"! Que voulez-vous que je lui dise ? Il y a des réalisateurs qui ne supportent pas qu’on change une virgule dans un texte. Je ne suis pas comme ça.
NG : Je dois dire qu’il m’a toujours laissé torcher mes dialogues saugrenus.
JJR : Noël a des inventions géniales, je ne vois pas pourquoi je devrais les enlever.
NG : J’ai fait quand même des apparitions dans une trentaine de films, et chaque fois, j’essaie de placer un « ventre de bœuf » ou un « Jambon à cornes », et en général, on me les laisse.
JJR : Il ne faut jamais oublier que chez moi, Noël Godin est Igor Yaboutich. Il ne sera jamais l’entarteur dans mes films.


C : On dit aussi que c’est dangereux de tourner avec Jean-Jacques Rousseau ?
N.G. : Dans un autre film, il m’a mis dans les mains un lance-flammes avec un poste allumé. Moi qui suis la maladresse même, il s’agit de le déclencher, il y a une flamme, une grande flamme. Je suis au bord du vide. Si je recule, c’est la chute et la catastrophe. Et là-dessus, il déclenche des explosions de lacrymogènes… Vraiment, je me demande comment je suis encore en vie après tout cela.
JJR : En plus, le tuyau de gaz du lance-flammes s’était détaché et tout le gaz fuyait dans le pantalon de Noël. Noël était un petit bonhomme Michelin rempli de gaz. Il suffisait de lancer une allumette sur lui, c’était fini.
NG : J’ai reçu un de mes rares compliments d’acteur à propos de cette scène. On m’a trouvé très bon. Ce qu’on ignorait, c’est que je suffoquais réellement.
JJR : C’était sur le film L’internement de Caryl Chessman, l’une de nos premières rencontres. Noël a accepté immédiatement de se joindre à nous, avec André Stas et d’autres amis. Je l’avais prévenu: "Noël, nous n’avons pas de moyens" et il m’a répondu "Mais les moyens ne comptent pas. Seule compte l’œuvre".
NG : Les tournages de Jean-Jacques Rousseau sont agrémentés de désagréments moins perceptibles, mais tout aussi réels. Ainsi, un des comédiens sur ce tournage que je ne nommerai pas, tu lui as refusé d’aller faire ses besoins au point que tu as retrouvé dans sa tenue des traces de l’urgence de la situation. Et c’est Jean-Jacques lui-même qui a nettoyé les vêtements.
JJR : On a toujours plein d’anecdotes car, d’une manière générale, on s’amuse quand même à tourner mes films. Maintenant, j’ai demandé qu’on ne fasse plus de making of parce que cela dénaturait le film. Les gens disaient : "On n’a pas l’air de s’emmerder sur le plateau".
Un plateau, c’est pourtant très particulier. Il y a toujours des gens qui bavardent. Ils vont se placer au fond du studio ou dans une rue voisine, mais on les entend quand même. Notez, je sais qui parle : c’est le Docteur Loiseau. Il a toujours quelque chose à dire. Il voulait être un médecin, mais il a tout juste été infirmier. Lors d’une interview, on lui a demandé : "Si un jour on devait vous demander d’opérer quelqu’un ?" ». Il a répondu : "Une opération à cœur ouvert, franchement, je ne saurais pas le faire. Mais pour une petite opération, par exemple la vésicule biliaire, je pense qu’avec tous les bouquins que j’ai lu, je devrais y arriver ". Et quelqu’un dans la salle a répliqué : "Je ne voudrais quand même pas être la victime ".
N.G. : Et cet acteur qui jouait le sacristain cannibale, Philippe Otlet. Moi, je considérais qu’il était bien parti pour une carrière de monstre mythologique au cinéma. Que lui est-il arrivé à lui ?
JJR : On l’a retrouvé inanimé dans un fossé à Nivelles. On suppose qu’il s’agissait d’une overdose d’alcool car il buvait beaucoup. C’est une vraie perte Philippe. Il faisait des rôles de serial, et en plus, il jouait réellement. Les filles qui jouaient avec lui se plaignaient de traces d’étranglement "Ton acteur Jean-Jacques, il ne joue pas, il fait". Il nous a fait peur avec Nadine (Monfils, l’écrivaine et cinéaste, également comédienne chez Jean-Jacques. NdR). Il devait la découper en morceaux. Dans le film, il devait donner un coup de hachette dans son crâne, et en réalité, il devait frapper à côté, mais Philippe, il avait parfois un œil qui partait dans tous les sens, donc je me méfiais un petit peu. On avait donc fait reculer quelque peu Nadine et, hors champ, on avait mis un tronc d’arbre pour qu’il frappe dans le tronc d’arbre. Mais il frappait vraiment. On voyait les copeaux de bois qui volaient. On a dû couper au montage. C’était impressionnant. Et la pauvre Nadine, à côté, n’en menait pas large. Elle a bouffé des copeaux de bois pendant quelques jours. Tout cela pour dire que Philippe Otlet était quelqu’un de très dangereux sur un tournage car il ne jouait pas. Si vous lui demandiez de tirer quelqu’un par les cheveux, il tirait réellement. Tout le monde disait "Je ne tourne plus avec Philippe, il fait mal". Mais c’était aussi quelqu’un qui était dévoué totalement. Il a légué toute sa fortune, car il était riche, à la fondation Prince Laurent.
N.G. : Il faut aussi préciser que certains acteurs secondaires peuvent s’avérer redoutables. Je n’oublierai jamais un petit tournage avec la bande de Canal + pour l’émission L’œil du cyclone, où tu avais été chercher un pensionnaire d’un asile de la région qui était là avec un masque diabolique et un instrument tranchant. Il faisait peur à tout le monde. Je n’oublierai jamais la fin du tournage quand tu devais le ramener à l’asile et que tu ne le retrouvais pas. Il avait disparu, lâché dans la nature avec son masque et son arme coupante.
JJR : Finalement, on l’a retrouvé, mais j’avoue que j’angoissais quelque peu. C’est toujours le problème quand vous signez des papiers pour faire sortir quelqu’un d’un établissement psychiatrique. Cela est arrivé une fois, et aujourd’hui, je ne le fais plus. Je fais quand même une sélection des gens avec qui je tourne.
N.G. : Des anecdotes comme cela, avec Jean-Jacques Rousseau, il en arrive tout le temps. Et celles qu’il me raconte, je les crois parce qu’elles sont vraies. Ainsi, nous étions invités à la cinémathèque à Paris dans le cadre du festival du bizarre, et nous sommes arrivés en retard parce qu’il avait été attaqué par une horde de guêpes qui sont rentrées chez lui, brusquement, envoyées par Belzébuth. Heureusement, elles n’ont pas réussi à l’empêcher d’aller à son rendez-vous parisien.
JJR : Je me suis quand même retrouvé avec quinze piqûres. Heureusement que je portais une cagoule, ainsi les gens ne voyaient pas mon visage boursouflé. Et je vous assure, quinze piqûres de guêpes, ça en fait du venin. J’ai failli y laisser ma peau.

C : Dans vos films, les trucages sont toujours impressionnants. Vous devez avoir une équipe de maquilleurs bien rôdée maintenant.
JJR : J’ai rencontré, il y a quelque temps, un réalisateur de film gore, Monsieur Lloyd Kaufman, le big boss de Troma films, et une certaine amitié s’était installée entre nous. Il s’inquiétait un peu de savoir comment je faisais pour mes trucages ? Je lui ai répondu "Moi? Je ne truque pas" .

C : Vous travaillerez sur un Karminski Grad II ?
JJR :
Je ne pense pas. Laissons d’abord vivre Karminski Grad I et puis après, s’il faut embarquer Noël dans l’espace sur une soucoupe volante en route pour la planète Mars, on verra.
N.G. Ah toute la petite troupe de Jean-Jacques Rousseau sur la planète Mars, cela ne m’étonnerait pas que cela arrive un jour. Redescendra-t-on sur terre ? On verra.
JJR : On te collera dans l’espace avec des infirmières néo-nazies extra terrestres, et voilà.

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