Producteur depuis quelques années pour Ultime Razzia Productions qu'il a fondé avec plusieurs amis, Nicolas Guiot vient de passer derrière la caméra pour réaliser son premier court métrage, Le Cri du Homard, coproduit avec Hélicotronc et Offshore en France. Au Festival du Film Francophone de Namur, on découvrait ce premier court métrage intrigant et parfaitement maîtrisé déjà récompensé du Grand Prix au Brussels Short Films Festival. Tourné en russe, autour d’une famille exilée par la guerre, Le cri du homard est un premier court métrage risqué et réussi qui, à travers les yeux d’une petite fille, raconte le retour d’un frère, combattant sur le front tchétchène. Et parmi les courts métrages belges en compétition, on retrouve les deux dernières coproductions d’Ultime Razzia : Premiers pas de Grégory Lecocq et U.H.T de Guillaume Senez, deux films eux aussi réalistes et cruels sur notre monde contemporain mais tendres avec leurs personnages qui s’y débattent.
Interview de Nicolas Guiot - Ultime Razzia
Cinergie : Quand a été créé Ultime Razzia ?
Nicolas Guiot : En 2006, mais le tout premier film que nous avons produit était Harragas de Grégory Lecocq, en 2008. Depuis, on a produit Point de fuite de Benjamin d’Aoust, Dimanches de Valéry Rosier, coproduit U.H.T. de Guillaume Senez, mon film, Le Cri du Homard et Premiers pas, le second film de Grégory Lecocq. Nous avons deux courts métrages en préparation, l’un de Jean-François Metz, un chef opérateur avec qui on a déjà pas mal travaillé, l’autre de Bertrand Lissoir, qui était assistant réalisateur sur mon film. Nous nous sommes occupés aussi de la production exécutive pour la partie belge d’un long métrage de Brice Cauvin, qui s’appelle L’art de la fugue et qui devrait sortir en 2013.
C. : Le nom de la société de production, est-ce une allusion à Kubrick ?
N.G. : Oui, c’est un film qu’on aime bien et qui a surgi quand on cherchait un nom pour notre association.
C. : Comment est né Ultime Razzia ?
N.G. : C’est une association de production que nous avons fondée avec quatre amis, dont deux réalisateurs qui sont Benjamin d’Aoust et Grégory Lecocq. Nous nous sommes rencontrés pendant nos études à Elicit à l’ULB. C’est un trio d’étudiants au départ, d’amis. L’idée à la base d’Ultime Razzia était de nous produire nous-mêmes. Il s’agissait de nous associer et de réunir nos énergies car nous avions tous les trois envie de réaliser. Au fur et à mesure, nous nous sommes ouverts à d’autres réalisateurs même si nous ne cherchons pas à produire à tout prix. Par rapport à d’autres, nous n’avons pas fait beaucoup de films. On privilégie plutôt nos coups de cœur et ceux de nos amis. Chacun d’entre nous travaille aussi de son côté sur d’autres productions, à d’autres postes pour d’autres boîtes. Benjamin est en train de monter son long métrage documentaire qu’il produit avec Hélicotronc par exemple. De mon côté, j’ai travaillé pour Les Films du Fleuve, pour Saga Film… J’ai fait beaucoup de régie pendant presque 10 ans. J’ai gagné ma vie, j’ai rencontré des gens, j’ai appris comment fonctionne un tournage, comment ça se passe sur un plateau…
C. : Et comment travaillez-vous à plusieurs dans ces liens d’amitié ?
N. G. : On m’avait dit de ne jamais travailler avec des amis, mais c’est plutôt chouette et ça se passe bien (sourire). Ensemble, nous prenons les grandes décisions artistiques, principalement en ce qui concerne le choix des projets dans lesquels on se lance. La production, c’est surtout moi qui m’en charge. Les autres occupent régulièrement d’autres postes sur les projets, comme ceux de co-scénariste, assistant réalisateur ou assistant de production… Et dans la gestion quotidienne de l’association, on se partage les tâches. Il se trouve que j’ai produit le premier de nos films, Harragas, et que j’ai appris sur le tas à ce moment-là. Du coup, j’ai continué, et j’y ai pris goût. Et puis, le poste de producteur est le seul qui permette de suivre l’aventure d’un film de bout en bout, en dehors du réalisateur, évidemment. C’est aussi un regard artistique puisqu’on permet au réalisateur d’avoir un peu de recul quand il est totalement plongé dedans ou perdu.
C. : Comment es-tu arrivé de ton côté au cinéma ?
N. G. : Vers l’âge de treize ou quatorze ans, j’étais déjà très cinéphile. J’allais beaucoup au cinéma tout seul, et très vite, j’ai voulu en faire. Mais dire d’où ça vient exactement, c’est un peu compliqué, je ne sais pas… Je n’ai fait que voir des films, j’ai fait un détour par la philo, j’ai tenté l’INSAS où j’ai été refusé, jusqu’à ce que j’arrive à l’ULB en écriture du scénario. Mon but, c’était d’entrer dans le milieu, de voir comment ça se passait sur le terrain... La réalité du cinéma est quand même fort différente des grandes théories universitaires ou du regard du cinéphile. On est dans des choses très pratiques, triviales même …
C. : Et cela a été difficile de passer du poste de producteur à celui de réalisateur ?
N. G. : Comme réaliser était mon objectif premier, cela n’a pas été spécialement compliqué. Cela m’a plutôt aidé, car j’ai pu avoir une vision globale de mon projet, de l’écriture jusqu’à la sortie du film en festival. Au moment de l’écriture, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à des aspects de productions auxquels je n’aurais pas pensés auparavant. Je ne vais pas écrire des scènes avec douze hélicoptères et un énorme feu d’artifice au-dessus de l’Atomium ! Le métier de producteur m’a plutôt servi en tant que réalisateur.
C. : D’où t’es venu ce désir de faire un film sur un sujet qui t’est a priori lointain ?
N. G. : Très concrètement, mon envie est partie d’un documentaire que j’ai vu tout à fait par hasard sur Arte, il y a cinq ou six ans, et qui s’appelait Corbeaux blancs. Il parlait de ces jeunes soldats russes qui revenaient de Tchétchénie totalement détruits. J’ai commencé à écrire le scénario à partir de là. Je voulais travailler sur l’impossibilité de la parole. Et puis le trauma de ces jeunes gamins de 18 ans qui reviennent dans des sociétés qu’ils ne comprennent plus et qui ne les comprend plus, dans laquelle ils ne peuvent plus se réinsérer après avoir vécu toutes ces choses abominables, tout cela m’intéressait profondément. Après, ce conflit en particulier m’avait intéressé à l’époque parce qu’on en parlait très peu : on avait peu d’images, peu de journalistes s’y rendaient. Les rares témoignages qu’on avait racontaient manifestement un conflit abominable. La culture russe en général m’intéresse aussi. Je voulais être dans un contexte réaliste précis, et c’est l’une des guerres contemporaines qui s’est passée assez près de chez nous finalement. Mais c’est surtout cette thématique du silence, du non-dit, de l’indicible qui me poursuit. Mon mémoire de philosophie portait déjà sur ce thème-là, j’avais travaillé sur le silence chez un philosophe qui s’appelle Jean-François Lyotard, le silence de l’inconscient, dans l’art, celui des rescapés d’Auschwitz… Ce qui m’intéressait, c’était d’arriver à montrer comment quelque chose n’arrive pas à se dire.
C. : Filmer l’indicible, c’est déjà l’obsession d’un bon nombre d’immenses cinéastes, mais parler en plus d’un conflit lointain, le tourner dans une langue étrangère, avec une petite fille pour un film presque entièrement tourné de son point de vue, tu as voulu multiplier les défis !
N. G. : C’est l’une des raisons pour lesquelles cela m’a pris autant de temps. On a mis beaucoup de temps à trouver de l’argent, à écrire ou à faire le casting. Je suis de nature plutôt lente. Mais surtout, j’ai laissé le scénario de côté parce que je considérais justement que c’était trop compliqué. Deux ou trois ans après, je suis revenu sur le scénario, je l’ai compliqué encore parce que je l’ai développé, c’est devenu un film d’une demi-heure. Et puis j’ai décidé de me lancer. Mais c’est vrai, ce n’était pas gagné. On a eu pas mal de soucis. Pour moi, la difficulté principale a été le casting. Il me fallait six comédiens qui parlent russe mais aussi français pour que je puisse tout de même les diriger. Il fallait une petite fille qui parle parfaitement les deux langues et puis former ensuite une famille avec tout ça pour que cela soit physiquement cohérent. Le casting a duré assez longtemps, j’ai passé presque un an à arpenter tous les milieux russophones de Belgique et de France. Je suis même allé en Suisse voir une gamine. Finalement, je suis très content de mon casting.
C. : Tourner avec une enfant a été une difficulté ?
N.G.: Mon plus gros défi était la direction d’acteur que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais fait auparavant. J’y suis allé au feeling, en fonction de chaque comédien, selon leur personnalité. Claire, la fillette, a très vite compris ce que j’attendais d’elle. Elle connaissait globalement l’histoire sans connaître la fin, et on lui racontait le film au fur et à mesure. On aurait aimé tourner chronologiquement, mais malheureusement, pour toutes sortes de contraintes de production, nous n’avons pas pu. Elle avait un coach qui lui parlait et la faisait répéter chaque soir. Sinon, c’était de longues discussions, surtout à propos de la fin, où j’ai eu une longue discussion philosophique avec elle sur le plateau juste avant de tourner. On ne voulait pas lui dévoiler la fin. Ce n’est pas un gros suspens…
C. : Ce n’est pas si vrai, la tension est flottante tout au long du film et si l’on sent bien qu’elle croît et qu’un drame va se produire, on ne sait pas bien lequel.
N.G. : Oui, mais je n’ai pas cherché la surprise, et la fin plane sur tout le film. Mais effectivement, pour elle, on a pensé que c’était mieux qu’elle ne connaisse pas la fin avant de la tourner. Elle a donc appris ça une demi-heure avant de tourner le plan, et elle était un peu choquée d’apprendre que ça ne se passait pas bien pour son frère de cinéma... On ne voulait pas que son jeu, pendant le film, soit pollué par cette fin. Je voulais un film quand même assez vivant et pas morbide, il fallait qu’elle soit dans la vie, tout simplement.
C. : Tout ton film semble hanté, c’est d’abord un peu un court métrage hanté par un long.
N. G. : C’est vrai, je me suis limité dans l’écriture du scénario parce que j’aurais vraiment pu développer un long métrage. Mais je me suis limité pour des questions de production et d’exploitation. Ma crainte était justement de faire un long avorté, donc, il me fallait faire en une demi-heure un film qui tienne complètement et qui ne donne pas l’impression d’être un long avorté.
C. : Mais tes personnages sont aussi hantés par tout ce qu’ils ne disent pas, par cette guerre lointaine et leur exil. Le premier plan du film nous fait entrer dans cette maison qui semble elle aussi hantée, tant la caméra y flotte en recherche de quelque chose…
N. G. : Oui, ce premier plan en steadycam a été une grosse question au montage. On a hésité jusqu’au bout à le garder parce que c’est le seul plan sans personnage. Pour le reste, j’ai voulu rester au plus près de l’humain, être très réaliste et faire oublier la caméra au maximum. Mais ce plan-là, c’est un peu une présence qui plane au-dessus d’eux. D’ailleurs, la plupart des dialogues n’ont pas vraiment d’importance en eux-mêmes. Ils trahissent quelque chose d’autre, ils laissent passer ce qui ne se dit pas justement. La musique du film amène aussi, même si elle est traitée de manière réaliste, un côté métaphysique… sans vouloir utiliser de grands mots (rires). Mais je voulais faire un film réaliste où quelque chose plane au-dessus, ou en-dessous, et dépasse ce que l’on voit ou ce que l’on entend.
C. : Avec cette entrée dans cette maison, dans cette famille, ce quotidien, tu choisis de nous plonger dans une réalité dont tu n’expliques pas vraiment le contexte…
N. G. : C’était le danger du film, je ne voulais pas entrer dans quelque chose de politique ou de partisan. J’ai juste voulu faire un petit parallèle avec la situation réelle, en l’occurrence la prise d’otage de Beslan où des dizaines d’enfants ont été tués. Mon but était de montrer que la violence génère de la violence, et que finalement, il n’y a pas de bons camps : bourreaux et victimes finissent à mon avis par se confondre. C’est pour cela que je voulais prendre le point de vue russe qui est « l’agresseur ». En même temps, je crois que les jeunes soldats russes sont des victimes tout autant que les combattants tchétchènes. S’il y a une position politique dans mon film, c’est, je crois, que toute guerre est finalement une guerre civile, qu’elle a toujours lieu contre son propre peuple et que des générations finissent par y être sacrifiées. Quand la Russie attaque la Tchétchénie, elle produit des monstres dans son propre camp. Mais je voulais vraiment éviter que ce soit l’enjeu du film.
C. : Comment t’es-tu positionné par rapport à ce sujet brûlant qui t’était plutôt étranger ?
N. G. : Je n’ai pas arrêté de me poser des questions. Je me suis énormément documenté, j’ai vu et j’ai lu beaucoup. Je ne voulais pas faire d’erreurs, je voulais être extrêmement prudent. J’étais face à six personnes qui pouvaient me renvoyer à tout moment d’où je venais. Mais ça s’est très bien passé avec eux, on a travaillé ensemble, réécrit des dialogues et globalement, il n’y a pas eu de soucis, pas de remises en questions de ma position. Mais mon positionnement, encore une fois, je ne crois pas qu’il transparaît, et ce n’est pas non plus le but du film. L’une des raisons pour lesquelles je voulais avoir le point de vue d’un enfant, c’était justement pour ne pas être dans quelque chose de partisan ou de rationnel. Les adultes ont plus une peur rationnelle, qu’ils essaient d’étouffer ou de masquer, elle, elle ressent une peur viscérale de son frère, une peur qu’elle n’a pas réfléchie.