Etonnant parcours que celui de Mr Nobody, le projet le plus ambitieux à ce jour de Jaco van Dormael – et sans doute aussi de tout le cinéma belge. Plusieurs années de travail sur un scénario, depuis transformé en livre, une longue aventure de production, un tournage international entre la Belgique, l’Allemagne et le Canada pendant six mois… Il aura fallu plus de treize ans pour que la chenille devienne papillon et se pose, début 2009, sur les écrans. En plein montage de son film, Jaco van Dormael poursuit, lui, très tranquillement son ambition : étreindre dans un seul film tous les chemins possibles d’une même vie – et sans doute aussi tous ceux d’une même œuvre.
Jaco Van Dormael, just Nobody
Cinergie : Toto le héros commençait par cette phrase « C’est l’histoire d’un type à qui il n’est jamais rien arrivé ». Le Huitième jour par cette autre phrase : « Au commencement, il n’y avait rien ». Quelle pourrait être la première phrase de Mr Nobody ?
Jaco Van Dormael: C’est difficile à résumer. C’est l’histoire d’un homme qui a plusieurs vies simultanément, qui vit toutes les vies possibles. C’est aussi l’histoire d’un vieux qui est le dernier mortel sur terre en 2092 et dont on cherche à savoir qui il est. Et ce vieux se souvient de plusieurs passés, ce qui est assez étrange. C’est aussi l’histoire d’un enfant dont les parents se séparent et qui a deux vies, l’une avec son père, l’autre avec sa mère, deux vies en parallèle, comme si ces deux vies étaient tout à fait indépendantes. Et puis qui rencontre ou ne rencontre pas une fille, et qui a une vie avec elle ou une vie sans elle. C’est une construction en arborescence à partir de l’enfance, puis de l’adolescence. Comme si à chaque bifurcation, à chaque choix, hasard ou circonstance, les possibles se démultipliaient aussi et qu’il était possible de les vivre tous pour pouvoir les comparer. On croit contrôler nos vies en faisant des choix, mais le nombre de paramètres qui entrent en compte est tellement énorme. Pour quelles raisons faisons-nous un choix ? Connaît-on la raison de l'impulsion qui nous y conduit ? Le fait-on librement ?
J’avais envie de faire sentir cette espèce de théorie du chaos dans laquelle se trouve plongée notre existence, cet effet papillon qui fait que tout peut bifurquer et nos vies devenir totalement différentes. Mr Nobody, c’est la possibilité de faire toutes ces expériences pour pouvoir les comparer et se rendre compte qu’en fait, tous les choix sont bons, tous les chemins sont intéressants. Que l’important est d’aimer, de vivre, d’aller. C’est l’itinéraire du film.
C. : Qu’est-ce qui vous amené à publier le scénario de votre film ?
J.V.D. : J’y ai longtemps travaillé. J’avais l’impression que c’était déjà un objet en soi. Une opportunité s’est présentée, un éditeur me l’a proposé. Cette idée me faisait du bien. On ne sait jamais, quand le scénario est écrit, combien de temps va se passer à préparer le film ni combien de choses vont devoir être coupées pour entrer dans la chaussure qui s’appelle budget. Publier un scénario, c’est lui donner une autre vie que celle du film. Le lecteur a une autre lecture, d’autres images, d’autres comédiens. Je sais que j’aime bien lire des scénarios avant qu’ils ne soient tournés, mais qu’une fois que j’ai vu un film, je n’arrive plus à imaginer quoi que ce soit de différent de ce que j’ai vu. Laisser les gens imaginer leur propre film m’amusait et me faisait plaisir. Et s’ils trouvent que leur adaptation est meilleure que la mienne, tant mieux pour eux, ils auront « vu » un meilleur film, le leur (rires).
C. : Est-ce que le passage du scénario à la mise en image vous est difficile ?
J.V.D. : Je ne suis pas vraiment un scénariste littéraire, je suis un réalisateur qui écrit. Ce que j’écris n’est que la description des images intérieures que je vois. Mais il n’y a pas assez d’espace dans un scénario pour décrire tout cela très en détails, sinon cela ferait un scénario de 10 000 pages ! Je ne suis pas non plus vraiment un réalisateur, je suis un scénariste qui tourne. Les deux aspects se mélangent. Et puis, il y a un plaisir à réécrire trois fois le film. Il s’écrit d’abord au scénario, puis au tournage, et au montage. Je garde le fil, l’émotion qui m’a motivé au moment d’écrire et c’est, d’une certaine façon, la seule chose à laquelle je reste fidèle. Il y a mille façons de tourner un scénario, et puis au moment où il se tourne, il est unique, seule cette version existe. Les acteurs deviennent irremplaçables, on ne peut plus imaginer une autre manière de le mettre en scène. Peu à peu, cela ressemble à la vie, c’est devenu aussi concret et réel, unique et irremplaçable.
C. : Vous avez réalisé trois films en onze ans. Pourquoi tant de temps ?
J.V.D : Le temps n’est pas une stratégie. J’écris lentement. Cela me prend du temps. Depuis mon dernier film, j’ai vécu. Cela prend du temps aussi (rires). Je me suis occupé de mes enfants, j’ai eu de très belles années. Quand on a des enfants, être scénariste est un métier formidable, ils rentrent de l’école et on est là. Le métier de réalisateur est plus prenant. Tout cela se combinait très bien avec ma vie. Mes enfants sont plus grands, je pense que désormais j’irai plus vite. Un scénario me prend aussi du temps parce que tant qu’il me paraît mauvais, je le réécris. Si je passe trois ou quatre ans sur un scénario, que je ne le trouve pas terrible, je ne vais pas le laisser tomber pour passer à un autre. Je continue à le travailler jusqu’à ce que je le trouve bon. Et je ne sais jamais s’il est bon parce que j’en ai marre d’y travailler ou si c’est parce qu’il est réellement devenu bien (rires) ! Et puis, je cherchais quelque chose de plus expérimental, une forme qui me réveille, me surprenne. Je n’avais pas vraiment de modèle. Avec ce film, j’ai l’impression de faire une œuvre de jeunesse, pas du tout une œuvre de maturité. Je crois que quand j’étais jeune, je voulais contrôler mes films, contrôler l’effet qu’ils auraient sur les spectateurs. Ici, je fais un film que j’aurais peut-être dû faire quand j’avais trente ans, le plus fou, le plus expérimental, le plus bizarre, en essayant d’aller le plus loin possible dans le langage cinématographique. J’ai cherché à faire un film à la première personne, qu’on soit dans la tête du personnage, dans des mécanismes de pensée – et non pas en train d’assister à quelque chose d’extérieur. Le cinéma est en général un art qui simplifie. Mais il permet de raconter autre chose que des histoires avec un milieu, un début et une fin, des histoires qui font résonner la complexité de la vie humaine, ses possibilités, ses richesses et ses renoncements, la complexité dans laquelle on vit de manière générale, celle de la société, du monde, de l’univers, du temps … toutes ces choses-là (rires) !
C. : Comment avez-vous travaillé en ce sens en termes de photographies et de décors ?
J.V.D. : Avec Christophe Beaucarne, qui a fait le cadre et la photographie, nous avons cherché pour chacune des vies du personnage, une grammaire particulière qui corresponde à ses perceptions du réel, à chaque fois différente selon ses choix : certaines vies sont en plans séquences, d’autres en gros plans, d’autres tournées avec des objectifs à décentrement où tout est flou. On s’est rendu compte qu’on donne beaucoup à imaginer quand on ne voit rien du tout (rires) ! Les décors ont été conçus par Sylvie Olivé. Il y avait ainsi, pour chaque vie, des codes de couleurs. Quand le personnage est enfant, il rencontre trois petites filles, l’une a une robe rouge, l’autre une robe bleue, la troisième est jaune. Il s’embarque dans trois vies différentes, l’une plutôt dans les rouges mais alors le bleu et le jaune ont disparu. S’il s’imagine avec Elise, c’est le rouge et le jaune qui ont disparu. Et avec Jeanne une vie dans les jaunes où le rouge et le bleu ont disparu. Il a fait des choix, il a donc dû renoncer. Chaque vie reste très colorée mais plus monochromatique. Sylvie a apporté ce qu’elle appelle « une certaine théâtralité », tout a l’air vrai, mais rien ne l’est tout à fait. C’est toujours un peu trop beau pour être vrai, un peu trop coloré, ou un peu trop décalé. Mais on ne peut pas dire pour autant que cela n’est pas vrai. Elle aussi a fait un travail formidable sur ce fil du rasoir.
C. : L’obsession de pouvoir échapper au temps est récurrente dans vos films.
J.V.D. : Le temps du cinéma est beaucoup plus proche de la perception intime qu’on en a, avec ses moments très remplis, ses accélérations, ses vides. Le temps physique par contre passe inexorablement avec l’expansion de l’univers, c’est quelque chose qui m’interroge beaucoup. C’est peut-être la chose la plus concrète qui se passe dans notre vie, la transformation la plus lente mais la plus concrète, et c’est assez fascinant parce qu’elle n’a qu’une direction, celle de la dissipation. Le film se déroule sur plusieurs niveaux dans le temps, cela se passe maintenant mais aussi dans le futur ou dans la préhistoire, cela se passe ici mais aussi ailleurs, sur Mars. Tout est réel mais rien ne l’est, tout a autant de chance de l’être et tout a autant de valeur.
C. : Tous vos films ne procèdent-ils pas à partir d’une histoire, d’un « Il était une fois », comme dans les contes pour enfants ?
J.V.D : Ah c’est bien possible, oui. C’est aussi pour cette raison que je peux faire ce film en anglais. La langue n’a pas vraiment de réalité. Je ne saurais pas faire un film qui s’ancre dans une réalité étrangère, qui se passerait vraiment à Londres, etc. Je ne connais pas tout ce que la langue véhicule de concret. Je crois que cela aurait toujours l’air un peu faux, fait par un étranger. Dans un monde où rien n’est vraiment vrai, rien n’est vraiment faux non plus. On reste dans un univers décalé qui me correspond très bien.
C. : Tu as démarré dans la photographie. Ton style, plan par plan, s’est-il élaboré à partir de là ?
J.V.D. : Je crois que le style de chaque réalisateur est celui de son handicap. Qu’il contourne ou affronte ainsi ce qu’il ne sait pas faire ou a peur de faire. André Delvaux, l’un de mes professeurs, était hypermétrope. Il voit bien de loin, mais mal de près. Il craignait toujours ce qui pouvait se passer au montage. Il faisait donc des plans très très larges pour mieux voir. Et le plus de plans séquences possible pour ne pas avoir de problèmes au montage. Je suis plutôt myope, donc j’ai besoin de m’approcher des gens. Je fais naturellement des gros plans. Quand je suis sur un tournage très long, j’ai toujours peur de perdre le rythme. Je ne suis pas sûr que la scène tournée il y a deux mois fonctionne désormais avec celle que nous avons tournée il y a quelques jours. Est-ce que je suis en train de décélérer, d’accélérer ? Donc je me couvre pour pouvoir resserrer ou ralentir le rythme d’une scène. C’est quelque chose que j’ai peur de ne pas contrôler. Le style, c’est le handicap. Ou la peur.
C. : Pourquoi n’avez-vous pas fait le choix du numérique sur ce film ?
J.V.D. : C’est un choix économique. Il était moins coûteux de réaliser ce film avec plusieurs caméras 35mm qu’avec plusieurs caméras numériques de grandes qualités. Elles ne sont pas encore très nombreuses. Il aurait été difficile d’en avoir plusieurs sur le plateau. Et j’avais envie d’essayer plein de choses et d’avoir deux caméras sur le plateau - nous n’avions que 26 semaines de tournage (rires).
C. : Tu fais chaque fois un story-board. Est-ce que cela t’aide beaucoup ?
J.V.D. : Ici, je n’ai pas tout story-bordé. Seulement des parties ou des scènes emblématiques ou j’avais besoin de trouver un style. Ensuite, sur le plateau, avec Christophe, nous nous sommes renvoyés la balle. Là, on se retrouve avec une matière assez importante. C’est pour cela qu’on travaille avec plusieurs monteurs, Matyas Veress et Susan Shipton, qui sont les deux monteurs principaux et qui avancent dans le film en parallèle. Et puis nous avons une équipe de jeunes monteurs que nous appelons « recherche et développement », à qui nous donnons des séquences sur lesquelles ils peuvent travailler beaucoup plus longtemps. Ils sont chargés de trouver les manières les plus folles, les plus extrêmes et expérimentales de monter ici 15 secondes, là une minute. Pour aller jusqu’au bout de la matière.
C. : Pour ce film, aurais-tu fait tienne cette parole de Rimbaud : « Je est un autre » ?
J.V.D. : Non, pas du tout (rires). Cela se termine bien ! C’est-à-dire que dans Toto, le héros, le personnage avait besoin de se raconter une histoire, de construire un début, un milieu, une fin à quelque chose qui ne semblait justement n’avoir ni début, ni milieu, ni fin, qui ne faisait que juste s’arrêter à un moment donné. Ici, dans Mr Nobody, le personnage essaie d’échapper au temps, à cette dissipation, au fait qu’en vieillissant, on entre dans un champ de mines. C’est aussi pour cela qu’il est toujours en train de regarder ce qu’il lui est arrivé dans le passé… Mais ce n’est peut-être pas vrai… Je ne sais pas (rires). J’ai beaucoup de mal à résumer ce film et j’en aurai de plus en plus. Effectivement, le film parle de la mort, mais c’est plutôt un film sur la vie. Pour sentir la vie, il faut le contraste de la mort à côté. De la même manière que pour voir la lumière, il est bon d’avoir du noir, le blanc n’en est que d’autant plus blanc.
C. : Dans vos deux précédents films, vos personnages se donnaient la mort. Est-ce que ce sera encore le cas ici ?
J.V.D. : Oui, c’est ça. Ici, c’est « Je est plusieurs autres ». Je est 9 autres possibilités. C’est vraiment le sujet. J’ai commencé à développer mon court métrage, E Pericoloso Sporgersi, l’histoire d’un gamin qui courait après un train. Selon qu’il arrive ou pas à l’attraper, il vivait deux vies très différentes. Puis, en réfléchissant, je me suis rendu compte qu’il n’y a jamais deux possibilités. Les choses ne sont pas binaires. Après une bifurcation, il y en a une autre, puis une autre. Il y a 2 possibilités, puis 4, puis 8, 16, 32… Dans cette arborescence, on touche à l’infinité des possibilités. C’est ce que je voulais faire sentir.