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Jaco Van Dormael : Mr Nobody

Publié le 13/07/2007 par Anne Feuillère et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

L’épopée fantastique de Mr Nobody

Après deux beaux succès auprès du public et de la critique (Toto le héros, Le Huitième jour), Jaco Van Dormael revient au cinéma avec la plus grosse production belge : un film tourné pour un budget de 33 millions d’euros et quelques stars internationales dans trois pays différents. À Bruxelles, juste derrière la Gare du Midi, dans 14 000 m2, les vies de Nemo défilent dans quelques-unes de ses possibles maisons. Tout à trac, nous pénétrons dans un bâtiment censé être, première manière, un studio de télévision et redevenu sous la houlette de Mr Nobody un énorme studio de cinéma. Tandis que les uns découpent le bois, que d’autres peignent et que les troisièmes tapissent, Jaco Van Dormael arpente son décor comme un poisson dans l’eau. Un ascenseur qui sert de remonte-pentes, bip, bip, tel un pépite, nous emmène au second étage dans un décor complexe, celui du tournage.
Nous y distinguons l'art et la manière de filmer de Jaco Van Dormael.
Le lendemain, Henry Ingberg, Secrétaire général de la Communauté Française, découvre les studios et, mené par Olivier Rausin et Marie-Hélène Massin, s'aventure à l'endroit ou se tourne une scène avec le petit Némo.

Un enfant qui grandit oscillant entre l'année 1970 et l'an 2092. Le film qui ramène l'adulte à l'enfant et l'enfant à l'adulte n'est pas sans évoquer E pericoloso sporgersi, l'un des courts métrages du réalisateur. Ce qui se confirme lorsque Jaco Van Dormael montre à Henry Ingberg dix minutes du film, qu'il a lui-même montées sur un ordinateur. Il y a chez Jaco Van Dormael un étonnement enfantin et aussi une exploration d'un espace temps parallèle. Surprenant et fabuleux. On est pantois et émerveillés.

Cinergie : Vous avez mis quelques années avant de revenir au cinéma. Pourquoi cela ?
Jaco Van Dormael : D’abord, j’ai vécu (rires). Et puis, je suis quelqu’un qui écrit lentement. Tant que je n’ai pas le sentiment d’y être arrivé, je cherche la forme qui me correspond.

C. : En lisant le livre que vous avez publié à partir de votre scénario, on a le sentiment que Mr Nobody est proche de votre premier long métrage, Toto le héros.
J.V.D. : C’est vrai qu’en termes de structure cinématographique, Mr Nobody se présente plus comme Toto le héros que comme Le Huitième jour. Mais il va beaucoup plus loin : sa structure est en arborescence. Le film raconte la multitude des vies possibles d’un personnage qui s’appelle Nemo. Mais faire un choix n’est pas avoir seulement deux possibilités puisque chaque possibilité part elle aussi en arborescence sur une multitude de choix. Nous, dans notre expérience, notre vie personnelle, on ne sait pas ce qui serait arrivé si… Le film explore justement ce "ce qui serait arrivé si"… avec la conclusion que toutes les vies sont intéressantes, qu’il n’y a ni bons ni mauvais choix, mais une multitude de vies possibles et que, finalement, toutes se valent, l’une n’est pas mieux que l’autre.

C : Le nom de votre personnage fait penser au Capitaine Nemo de Jules Verne mais aussi au héros de Matrix, sans parler du petit poisson...
J.V.D. : Ah oui, c’est vrai. Mais plus simplement, Nemo n’est personne [en latin « nemo » signifie «personne »]. Quand il est vieux et qu’on l’interviewe, on ne sait pas qui il est ni d’où il vient. Et lui a la mémoire d’une multitude de passés, mais il se voit avec une femme, des enfants, mais il a aussi d’autres enfants. Il a le souvenir d’une vie en Europe, d’une autre au Canada, et il vit sur Mars. Il est personne et tout le monde.

C : Pourquoi avoir choisi Jared Leto pour ce rôle ?
J.V.D. : Parce qu’il a dit oui ! (rires) et parce que c’est quelqu’un qui sait jouer des personnages très différents et qu’il aime bien les transformations, qu’il se travestit totalement de film en film. C’était un comédien de ce genre-là dont j’avais besoin, quelqu’un qui ne se ressemble pas d’une vie à l’autre.

C : Comment envisagez-vous l’ampleur de ce tournage qui va durer six mois ?
J.V.D. : Oui, c’est effectivement très long, 24 semaines de tournage de juin à Noël, mais c’est une chance. On tourne à peu près la moitié en Belgique, puis au Canada et en Allemagne. La Belgique, pour faire semblant qu’on est en Angleterre, l’Allemagne pour faire semblant qu’on est au Canada mais dans le futur, et le Canada enfin pour faire semblant d’être au Canada, heureusement, c’est plus simple. Je crois que ce film nécessitait cela pour ces multiples vies : ici, ailleurs, maintenant, plus tard, sur Mars, dans la préhistoire… Il faut chaque fois qu’un nouveau style s’installe.  
Chaque vie est filmée dans un style différent, avec une grammaire différente pour la caméra, les couleurs, les décors. En même temps, si tous les styles doivent être très contrastés, ils s’entrechoquent en fusionnant.

C : À la manière d’un puzzle ?
J.V.D. : Oui, effectivement. Je crois que le spectateur, quand il verra le film, se demandera quelle est l’histoire réelle et quelle est celle qui est rêvée. Chacune de ces histoires est à la fois rêvée par quelqu’un, qui est Nemo dans une autre vie, et ce Nemo est peut-être encore rêvé par un autre Nemo. C’est un peu une structure en poupées russes.

C : C’est le pouvoir du grand créateur de pouvoir faire vivre à sa créature toutes ces vies ?
J.V.D. : Cette idée-là vient probablement du fait même d’être scénariste. Pour ma part, j’écris effectivement beaucoup de versions différentes, qui ne se ressemblent pas nécessairement. Ce qui me plaisait dans ce thème, c’était de pouvoir expérimenter ce qu’on n'expérimente pas dans la vie, et de comparer ce qui se serait passé : si on avait des enfants ou pas, si on vivait ici ou ailleurs etc. Mais avec ce sentiment que chaque vie en vaut la peine.

C : Il y a un moment, dans le scénario, où Nemo va à la fois chez son père et chez sa mère. Il se dédouble. C’est très beau.
J.V.D. : Au début, je voulais faire un film binaire, où deux solutions étaient possibles, ce qui a déjà été fait. Soit le personnage montait dans un train, soit il n’y montait pas [Le Hasard de Krzysztof Kieslowski] qui était aussi le développement d’un court métrage que j’avais fait dans les années 80. Et puis, d’autres films sont sortis sur ce thème, comme Lola rent
C’est après cela que je me suis dit qu’il fallait développer l’idée de choix vers l’infinité : un choix n’est pas seulement deux avenirs possibles, c’est une multitude de hasards, d’effets papillons… quand on fait un choix, était-on libre de le faire ? Le fait-on par hasard ? Pourquoi fait-on ce choix ? Le sait-on ? Pourquoi a-t-on cette impulsion ? À cause d’un vécu ? D’une culture ? De choses plus innées ? Le film pose un peu toutes ces questions-là.

C : Pourquoi avoir publié votre scénario ?
J.V.D. : J’avais envie qu’il existe en tant qu’objet. J’aimais le fait que les gens puissent le lire, même avant de voir le film et même si c’est une forme de littérature différente. Et là encore, un scénario est une multitude de possibilité, on peut l’imaginer de manière extrêmement différente, et je vais le réaliser de l’une des façons possibles. Mais chaque lecteur peut le réaliser dans sa propre tête.

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