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Je suis un soldat de Laurent Larivière

Publié le 15/11/2015 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Pas de repos pour les braves
Présenté à Cannes dans la compétition Un certain regard puis sélectionné au Festival du Film Francophone de Namur,
Je suis un soldat de Laurent Larivière est un premier long-métrage en forme de portrait de femme. De femme en marche, en lutte, en avant, quoi qu'il advienne. Un peu à la manière de Rosetta, dont Sandrine serait une grande sœur, un double tardif, rattrapé vingt ans plus tard, Je suis un soldat se déploie comme un film naturaliste, dans la veine du cinéma français le plus classique, mais il s'engage peu à peu sur les territoires plus lointains du film noir. Construit sur une mise en scène sobre, il surprend par ses audaces discrètes et sa maîtrise élégante. Et s'avère très émouvant grâce à la prestation époustouflante de Louise Bourgoin, grave, belle et droite, affrontant son réel seule, la tête haute.  

Je suis un soldat de Laurent LarivièreLe film de Laurent Larivière s'ouvre sur des images floues, indiscernables, sorte de crépuscule entre chien et loup. Et tout baigne dans des lumières hivernales, qui déclinent les gris. Rien n'est net, rien n'est clair... Dans le monde dans lequel elle s'engage, Sandrine, vaillamment, cherche son chemin. Après avoir tout perdu, son boulot, son appartement (magnifique scène d'ouverture sur un état des lieux où tout se raconte de l'humiliante entreprise d'exploitation des riches sur les pauvres), la jeune femme se réfugie dans le nord de la France, à la frontière belge, chez sa mère. Elle ne dira pas tout de suite sa situation. Elle cache ses sacs dans la remise du jardin. Elle dit « tout va bien », mais ce n'est pas possible longtemps. Sandrine commence un long chemin qui la mènera au bout de sa guerre, la vie, la survie comme une lutte incessante, jusqu'à l'émancipation, enfin, où le film sort des gris pour aller vers des noirs et des blancs plus nets. Et une dernière image, radieuse.

Portrait magnifique d'une jeune femme qui lutte pour s'en sortir, Je suis un soldat raconte cette guerre d'aujourd'hui qu'on mène aux pauvres, aux petites gens, à ceux qui travaillent simplement. Et cette guerre est déclarée tout autour de Sandrine, et sur tous les fronts. Les rapports humains se tendent. Chacun tente de s'en sortir comme il peut, de préserver sa dignité. Sa mère, - merveilleuse Anne Benoît -, bonne comme le pain, qu'on humilie dans le supermarché où elle officie comme bouchère, tient, elle aussi, droite et douce. Son beau-frère, usé, crevé par ce foyer qu'il veut offrir à sa femme et sa fille, se débat, craque dans une scène bouleversante. Et son oncle, interprété par un Jean-Hugues Anglade sombre, ambigu, lui, a trouvé sa manière de survivre. Sauveur de la famille qui distribue allégrement l'argent, il embauche Sandrine dans le chenil qu'il tient. Mais rapidement, la jeune femme entre dans un territoire inconnu, sombre, celui d'un trafic de chiens, territoire illégal où son oncle la lâche, elle aussi, comme un animal qui doit instinctivement s'en sortir. Là, le film flirte avec le film noir, ses ressorts dramatiques, ses ambiances nocturnes et mystérieuses, et la violence des gestes qui explosent.

Je suis un soldat de Laurent LarivièreLarivière filme le réel, la manière dont les corps sans cesse se heurtent aux objets, au monde, aux autres. Il filme avant tout des gestes qui épuisent le corps. En une séquence magistrale, tout Sandrine se raconte : elle marche avec ses sacs énormes, essoufflée, courbée, souffrante. Elle s'arrête, les pose, souffle, les reprend, et repart. Peu de dialogues explicites, pas de confidences. Le film se déploie au fur et à mesure de ce corps qu'il suit et qui affronte les embûches, les rapports de forces, qui longe les chemins qui s'ouvrent à côté de la légalité. La caméra prend le parti de Sandrine, la suit, parfois collée à elle, parfois dans une distance qui la saisit dans ses confrontations, ses heurts, avec ce qui l'entoure. Dans l'espace de la famille, la jeune femme rayonne, belle, libre. Mais peu à peu, cet à côté serein et réconfortant s'assombrit lui aussi. Et lentement, l'étau se resserre. L'exploitation est partout, la violence est sourde et se déploie sans cesse. Elle engloutit. Et le conflit de loyauté entre ce qui la fait tenir à elle et ce qu'elle doit à son oncle la conduit à une résolution terrible. Je suis un soldat reste toujours sobre, saisit les instants, construit une narration épurée à travers des moments, des tableaux qui englobent d'un seul coup toutes les ornières et les déchirures. Mutique, silencieux, il suit Sandrine dans ses méandres, ses débats, ses luttes. Il s'offre discrètement quelques audaces formelles, mais qui, légères, s'insinuent dans le récit comme pour l'ouvrir vers d'autres imaginaires sans jamais le dénaturer. Il emploie les symboles avec modération, les tisse lentement les uns aux autres, et se permet une image finale pleine de sens qui, en faisant aboutir le récit, s'étoffe de grâce.

Portrait d'une femme en lutte sur tous les fronts, contrainte de subir les violences sourdes de notre monde, qui cherche la voie de son émancipation, jusqu'à prendre le risque d'y laisser sa peau, Je suis un soldat est finalement et modestement le très beau portrait d'une femme modeste et brave.

 

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