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José-Luis Peñafuerte, les Chemins de la mémoire

Publié le 14/09/2009 par Dimitra Bouras, Antoine Lanckmans et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Débroussailler les chemins de l'oubli


Combien de temps peut-on supporter d'occulter la vérité et de l'ensevelir dans le silence du vaincu alors même qu'on sait qu'il y a eu injustice ? Peut-on indéfiniment accepter de courber l'échine, laisser tomber les épaules et prêcher des paroles fatalistes tout en se laissant ronger par le non-dit ? Peut-être l'oubli est-il plus acceptable lorsqu'il est collectif, mais tôt ou tard, les mots doivent être prononcés, la vérité être dévoilée. C'est ce que l'Espagne est en train de vivre à chaque excavation de fosses remplies d'opposants assassinés par la dictature franquiste qui laissa derrière elle 135 à 150.000 disparus. Il y a huit ans à peine, soit trente ans après la fin du franquisme et septante ans après la fin de la guerre civile, la première ouverture de fosse eut lieu. Elle a permis aux enfants et petits-enfants des victimes de vérifier la mort de leurs proches et de pouvoir enfin faire leur deuil et les enterrer dignement. Depuis, 4000 corps ont été déterrés. José-Luis Peñafuerte, documentariste, signe, avec Los Caminos de la Memoria (Les Chemins de la mémoire), son troisième film, qu'on imagine porté par la même humanité que son film précédent : Niños et Aquaviva.
Entre deux séquences de montage, José-Luis Peñafuerte nous dévoile son regard aiguisé par le désir ou le besoin de compréhension et d'analyse de l'histoire de ses racines.

José-Luis Peñafuerte : Le premier plan que nous avons tourné est quasiment le même que le dernier, deux ans auparavant ! Il s'agit d'excavations de fosses dans lesquelles on avait enterré des victimes assassinées sous le franquisme. L'existence de ces fosses était connue, mais on commence seulement à en parler.
Le silence autour de ces fosses s'est rompu, il y a à peine deux ou trois ans maintenant. Les familles ont commencé à abandonner la peur pour effectuer ce genre de démarches.
Tout le monde savait où ça se situait, tout le monde savait qui avait disparu ces nuits-là. Les massacres avaient été effectués sur plusieurs nuits, et les corps enterrés dans plusieurs fosses. Ces incidents se sont déroulés en Castille, dans la province la plus franquiste qui soit, la province de Burgos, où Franco avait érigé son quartier général, et où les plus nombreux massacres ont eu lieu dès le début de l'invasion des troupes franquistes. C'est une province qu'il fallait nettoyer de tout mouvement subversif ou potentiellement subversif pour la sécurité du gouvernement fasciste. Les victimes, c'étaient des instituteurs, des syndicalistes, des politiciens locaux, tous ceux qui représentaient officiellement la République, hommes et femmes.
La société espagnole commence à se confronter à ces démons-là, un besoin de rééquilibrage de la mémoire… C'est aussi une question biologique : il ne reste plus que très peu de femmes de ces assassinés. Ceux qui restent pour nous raconter cette histoire ou pour dévoiler les lieux, ce sont les fils de ces disparus, qui ont aujourd'hui 70-75 ans et leurs petits-fils, qui eux, s'occupent des aspects pratiques : contacter une excavatrice, des anthropologues ou des archéologues. Cette démarche a été trop difficile à faire dans les premiers temps du retour de la démocratie. D'autres régions comme la Catalogne, le Pays Basque ou les Asturies, où l'esprit républicain s'est maintenu, avaient déjà fait un travail de mémoire.
Ces victimes sont tombées pendant les combats avec les troupes anti-républicaines, mais aussi et surtout pendant les dix premières années de la dictature. On parle de 135 à 150.000 disparus dans toute l'Espagne que les familles espèrent retrouver. Depuis 8 ans, on a déterré 4.000 corps. Dans la province de Leon, des personnes ont entamé l'excavation d'une fosse pour retrouver les leurs. Très vite, des gens les ont contactés de toute l'Espagne pour ouvrir d'autres fosses dans leur localité et c'est ainsi qu'on a dénombré les disparus, enterrés sauvagement, au bord d'une route, ou dans un bois, dans des endroits bien connus des villageois.

C. : Comment se fait-il qu’en Espagne, devenue une démocratie, européenne qui plus est, il y ait un tel déni ? Qu'est-ce qui fait qu'on n'a pas envie de montrer la réalité telle qu'elle est ?
José-Luis Peñafuerte : Il faut se rappeler qu'il y a eu une véritable guerre civile, avec le camp des vainqueurs et le camp des vaincus, suivie d'un dictateur mort biologiquement. Personne n'a essayé de l'écarter ou de lui demander justice, bien qu'il ait signé des pactes de coalition avec l'axe fasciste. Le régime de Franco s’est maintenu après-guerre, bénéficiant même de l'appui de puissances occidentales catholiques et anti-communistes pendant la guerre froide. Entre la mort de Franco et l'instauration du régime démocratique comme on le connaît actuellement, il y a eu une transition de deux ans, d'une extrême instabilité. Il a fallu l'effort de gens plus que courageux, qui savaient que l'Espagne devait partir dans une autre direction. Je suis de ceux qui croient que le pacte du silence était nécessaire à ce moment-là. Même si la population était majoritairement pour un changement, il y avait aussi les institutions et entreprises publiques qui freinaient.
En 1981, quand le Parti socialiste a obtenu la majorité au gouvernement, sa gouvernance était très délicate, car la hiérarchie des institutions était toujours phalangiste et susceptible de se retourner contre le gouvernement. Il a fallu d'abord, et avant tout, consolider cette jeune démocratie.
Sans oublier qu'il y a encore une grande partie de la population qui ne désire pas qu'on explore ce passé, 30 ans après la fin du franquisme ou 70 ans après le coup d'État, par culpabilité. Certains se sont impliqués politiquement, d'autres se sont enrichis pendant cette période, et toute une autre partie de la population qui a suivi le mouvement par peur… la répression étant tellement féroce. Mais certains ont pu s'ériger comme une classe moyenne haute, qui n'a pas envie d'explorer le sujet par complexe de culpabilité, et non par fidélité aux principes du régime. Puis, il y a encore une frange convaincue par le bien fondé du franquisme. 
Dès le début, je savais que je ne voulais pas faire un film historique, mais plutôt explorer ce visage de la douleur. Ce film, je ne voulais pas qu'il se fasse à travers des archives, mais à travers des témoignages directs ou des écrits, pour essayer de transmettre cette douleur et cette force. Dans la construction du montage, on a quand même introduit des archives, récemment ouvertes au grand public et aux familles des victimes. De même, certaines régions ouvrent la possibilité aux historiens d'accéder aux archives militaires. Je pense vraiment que l'Espagne est en train de faire un début de travail sur les injustices et les disparus. Une société a besoin d'abord de se reconstruire avant de se replonger. Semprun témoignait très bien, en sortant de Buchenwald. Il a voulu témoigner, comme Primo Lévy, mais contrairement à Primo Lévy, l'écriture le ramenait à la mort, à une envie de suicide. Il a très vite lâché l'écriture et a préféré se plonger dans la lutte clandestine du parti communiste espagnol dans les années 50. C'est en 54-55, dans son appartement clandestin de Madrid, qu'il se met à écrire Le grand voyage qui est un des premiers ouvrages, avec celui de Primo Lévy, publiés sur les camps.

 

Semprun m'a appris qu'en 1972, année de ma naissance, il avait fait un film documentaire en Espagne qui s'appelle Les Deux mémoires, en Espagne, en semi clandestinité. Les scènes tournées à Madrid l'ont été faites sans autorisation. Dans ce film, tous les acteurs politiques communistes, anarchistes sont présents, ainsi que les idéologues de la Phalange, qui voyant les objectifs de Franco, changent et deviennent de fervents résistants anti-franquistes. Dans ce film est également abordé le conflit entre communistes staliniens et trotskystes, qui nous parle aussi des espagnols exilés dans les camps etc. C'est un film fleuve, un film de la mémoire des gens qui ont perdu la guerre et qui continuent à espérer que justice se fasse, qui nous parlent des fosses, qui nous parlent des prisons, etc. Ce film complètement oublié, dont il ne reste qu'une seule copie à la Cinémathèque de Paris, prouve que le travail de mémoire avait déjà été entamé par cette génération-là et n'a jamais cessé de se faire. Mais aujourd'hui, en 2000, il y a un besoin biologique d'aller plus loin dans ce travail de la mémoire, de perdre la peur dans le déterrement des corps, de pouvoir exorciser un peu plus ses fantômes. Je pense que l'Espagne vit vraiment ce processus de psychanalyse et elle en a besoin, pouvoir exorciser ses démons et enterrer dignement, leur donner une sépulture digne et pour déculpabiliser d'autres. Je ne suis pas là à les défendre, mais si encore aujourd'hui s'érigent comme étant de fervents activistes de ne plus ressasser ce passé, c'est par cet énorme degré de culpabilité qu'ils ont en eux. Ce silence, en psychanalyse, est considéré comme une maladie. L'Espagne a besoin de mûrir sur cette notion-la, et le meilleur moyen de mûrir est de parler ouvertement des morts, de ce que le franquisme a provoqué, le gros drame qu'il a provoqué à 5,6 générations. Et une fois pour toute, enterrer le franquisme, mais pour cela, il faudrait que tous les Espagnols ensemble puissent le condamner, condamner ce que le franquisme représente. Mais, mince affaire...!

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