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L'éclat furtif de l'ombre, un film de Patrick Dechesne et Alain-Pascal Housiaux

Publié le 15/12/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Des fantômes et des pierres

Découvert à Rotterdam dans la compétition Bright Future , L'éclat furtif de l'ombre, le premier long métrage de Patrick Dechesne et Alain-Pascal Housiaux était aussi dans la compétition Emile Cantillon au Festival du Film Francophone de Namur. Avec Mummy, Timbuktu ou Le goût des myrtilles, L'éclat furtif de l'ombre, l'air de rien, était l'un des films les plus intéressants et audacieux de ce cru namurois 2014. 

L'éclat furtif de l'ombre, un film de Patrick Dechesne et Alain-Pascal Housiaux L'air de rien, oui, parce que simple et modeste, silencieux et doux, lent et méditatif. Mais il fallait beaucoup d'ambition et de courage pour s'attaquer à un tel sujet et le tenir si délicatement et fermement pendant plus d'une heure. L'éclat furtif de l'ombre retrace le parcours d'une errance qui n'en finirait pas. Un jeune homme court pour attraper un oiseau avec son ami, il glisse dans les collines rugueuses et âpres d'un paysage presque désertique. Il le presse, il veut attaquer, avec une fronde, les rapaces qui volent dans le ciel. Le ciel est haut. Les oiseaux majestueux. Un vieil homme conduit un taxi. Il s'arrête devant un passage à niveau, recueille un pigeon blessé sur le bord de la route. S'arrête là dans la nuit d'une ville belge. Et tout le principe narratif du film se construit dans ce montage, dès l'ouverture du film. Un principe simple, presque systématique, qu'un élément qui vient s'immiscer dans le quotidien de ce vieil homme, fait brèche, ouvre la temporalité intime du souvenir et entraîne ailleurs, dans ce passé lointain où les hommes en armes déambulent dans le désert nocturne, où ils tuent une femme aimée, où il faut fuir, sans arrêt dans le désert, s'y perdre, s'y dissoudre, y être porté par d'autres errants, frôler la mort, y risquer la folie et devenir fantôme.

L'éclat furtif de l'ombre, un film de Patrick Dechesne et Alain-Pascal Housiaux En longues séquences, ces moments qui semblent sans cesse recommencés, tous pris dans la même course au travers d’un paysage désertique de cailloux et de buissons aigus, racontent une fuite éperdue à travers le désert. On est en Ethiopie, les symboles sont chrétiens. Et  Adisu sera porté tel un Christ en croix par une foule qui hésitera à le laisser pour mort au bord du chemin. Les séquences se répondent, résonnent, tressent des rimes visuelles. La caméra glisse dans les pas du jeune homme, le laisse s'échapper du cadre, tourne pour le rattraper ailleurs. Lente, majestueuse, tournoyante, elle glisse doucement, en suspens dans ces vastes paysages baignés d'une lumière brûlante, poussiéreuse et métallique. La foule n'a pas de visage, les hommes en armes n'en ont pas vraiment non plus, qui portent écharpes ou lunettes. De plus en plus déréalisés, les souvenirs basculent du côté des hallucinations. Adisu, couvert de poussière, se mêle de plus en plus au paysage minéral, se transforme en fantôme. Des ombres dansent. Peu à peu, son histoire se raconte. Une femme aimée. Une explosion qui ravage son oreille. Le monde perd ses sons. Et ses couleurs. Un grand père bienveillant qui raconte la guerre sur le mode de la parabole. Un caillou trouvé dans le désert qui ne le quittera pas. D'autres pierres. Celles qu'on tire aux oiseaux, celles qu'on voudrait manger pour ne pas hurler, celles qu'on dresse en hommage aux morts, celles qu'on écarte à la recherche des graines. Celles qui roulent sous les pieds... Des pierres partout, et du sable...

Et L'éclat furtif de l'ombre va et vient depuis les errances d'aujourd'hui et le passé d'hier. Quand le passé se raconte à travers une suite de séquences presque similaires, construites en de vastes ellipses, rendant impossible l'invention d'un récit de soi et sa linéarité, le présent d'Adisu, lui, se tisse dans la répétition d'instants presque anodins d'un quotidien sans cesse réitéré. Et cette ville belge est un monde gris presque aussi désert que la rocaille éthiopienne. Les cadrages larges saisissent des miroitements de lumière dans la nuit, des paysages vides dans le jour. L'homme est seul, recommence toujours le même chemin, ne prend pas de clients. Des ennemis le guettent ici aussi : un patron qui exploite sa misère, des papiers qu'il lui faut remplir. Aux figures amicales de la femme à l'âne et du guerrier, viennent répondre celle d'un enfant, le seul à qui il semble parler - mais l'on n'entendra pas sa voix, on ne l'entend jamais, Adisu est celui qui n'a pas de voix. Une autre femme, qui se confie à lui, raconte sa douleur, celle d'une lente désagrégation de soi-même. Chaque être en ce monde ne tient plus qu'à un fil. L'éclat furtif de l'ombre déplie lentement la même matière, celle d'une ronde interminable, évanescente et fantomatique pour suivre l'effacement lent et silencieux d'un corps flottant entre deux mondes.

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