La Femme de Gilles de Frédéric Fonteyne
Un homme travaille dans les hauts-fourneaux. À l'aube, il rentre à la maison. Une jeune femme l'attend au lit. Une légende sur l'écran indique le titre du film et le rôle du personnage. Ils font l'amour. Pendant ces premières scènes on entend Mistinguett chanter : « Sur cette terre, ma seule joie, mon seul bonheur, c'est mon homme. J'ai donné tout ce que j'ai, mon amour et tout mon coeur à mon homme... »
Parfois, il y a des débuts comme celui-ci : d'une efficacité narrative qui nous jette directement dans l'univers particulier des personnages. Dans un film où le silence pourrait figurer dans la fiche artistique, ces premières images et cette chanson sont essentielles pour comprendre l'esprit de l'histoire.
La littérature et le cinéma ne sont pas toujours compatibles et l'adaptation d'un roman risque souvent d'être décevante. Le détournement du texte original est inévitable, mais plus difficile que filmer ce qui est dit, c'est de montrer ce qui est pensé. C'était cela le grand défi de l'adaptation de La Femme de Gilles. Le roman de Madeleine Bourdouxhe, publié en 1937, met en scène Elisa, la femme de Gilles. Son mari la trompe, pense-t-elle. Que faire alors ? Le livre est un portrait poignant de cette femme, de sa vie intérieure et de son comportement face à l'absence de l'amour. Tous les événements y sont sentis, vus ou imaginés à partir de son regard. L'adaptation cinématographique aurait dû être compliquée. Pourtant, le scénario, que Frédéric Fonteyne a signé avec Philippe Blasband (encore une liaison fructueuse) et Marion Hänsel, à réussi à capter toute l'intensité du personnage, en évitant les options les plus faciles : la voix off et les flashbacks. Le rapport presque fusionnel entre la caméra et Emmanuelle Devos, dans le rôle d'Elisa, fait le reste.
Dans Une Liaison Pornographique, réalisé par Frédéric Fonteyne, les personnages se confessaient devant la caméra. C'était un film où les sentiments étaient analysés comme dans une séance psychanalytique. Ici, c'est le silence qui règne. Peu de dialogues, beaucoup de suggestions et d'ellipses, toujours dans une logique de valorisation du hors champ. « Suivre le mouvement intérieur du personnage sans avoir recours aux mots était un formidable défi » nous avoue Frédéric Fonteyne. Il fallait trouver la bonne actrice, celle qui serait capable de se laisser envahir par une caméra indiscrète. « Je crois que l'âme est là, sur la peau (...) Ma quête de cinéaste est de filmer des acteurs et de voir comment leur âme se mélange au personnage et à l'histoire. » Même si les réactions du personnage d'Emmanuelle Devos peuvent être difficiles à comprendre, l'expression de son visage est fondamentale pour suivre l'évolution des événements. On découvre l'histoire au même temps qu'Elisa. Tout est perçu à partir d'elle. On embarque dans les doutes du personnage, dans son désespoir silencieux, dans sa manière soumise (peut-être absolue) d'aimer. À son côté on trouve Clovis Cornillac (Gilles) et Laura Smet (Victorine), dont les personnages sont loin de la complexité baroque d'Elisa.
La caméra de Frédéric Fonteyne est presque toujours proche des personnages en captant leurs émotions dans un état où il n'y a quasi pas d'espace pour l'artifice. Remarquable la scène de danse entre Gilles et Victorine, encore une fois sous le regard silencieux d'Elisa. Et surtout, la séquence suivante où Elisa contemple Gilles, qui lui tourne le dos et dévore Victorine des yeux. C'est l'image la plus puissante du film. A-t-on encore besoin de mots quand une mise en scène arrive à un état d'éloquence semblable ? Dans un décor construit expressément pour le tournage, on découvre un travail de lumière affiné. Virginie Saint Martin, qui avait déjà travaillé avec le réalisateur sur Max & Bobo et Une liaison pornographique, s'est concentrée sur le rapport lumière-obscurité, ce qui donne au film une ambiance de foyer proche des tableaux de Vermeer. Les scènes tournées à la campagne présentent, par contre, une influence impressionniste et bucolique.Peut-on comprendre vraiment les motivations d'Elisa ? On dirait que le spectateur du film partage la même incrédulité que le lecteur du roman. On se demande alors jusqu'à quel point le milieu ouvrier des années 30, dans laquelle se déroule l'histoire, a interféré dans le destin des personnages. Il est vrai que la dimension sociale est forte mise de côté par rapport à l'intimité, mais on ne peut pas s'empêcher de penser qu'une éventuelle adaptation de l'oeuvre à la contemporanéité basculerait peut-être dans le ridicule. C'était un choix intelligent d'avoir respecté l'époque du roman. Elisa est coincée dans sa condition de femme, dans un milieu et dans une époque où les femmes n'étaient que les épouses de leurs maris. Il y a une scène où Gilles demande à Elisa si elle veut fumer. Elle répond : « Non, je suis une femme. » À la fin, c'est Gilles qui devient son homme.
Vitor Pinto