Sur une grande place à l’extérieur de la médina de Marrakech des hommes attendent. Ils attendent du travail, qu’un entrepreneur viennent les embaucher pour des salaires dérisoires, rarement plus de quelques jours. Ce sont les laissés-pour-compte de cette ville touristique.
Hicham Elladdaqi* observe ce théâtre, profite de cette longue attente pour tracer de beaux portraits de ces hommes, écouter leurs conversations, comme le fit Elias Canetti dans son journal de voyage « Les voix de Marrakech ».
La route du pain d'Hicham Elladdaqi
Ils sont venus s’installer dès le matin sur cette place où, dans les années 50, étaient vendus des chameaux et y resteront jusqu’au soir. Solitaires ou par petits groupes d’amis, ils sont assis par terre ou sur les bancs, à côté de leur bicyclette ou de leur motocyclette. Leurs outils de maçon ou d’électricien sont à portée de main. La tension est perceptible, dans la direction des regards, leur lassitude.
Un homme d’une quarantaine d’années se tient à l’écart, les bras croisés sur la poitrine, le regard attentif, il attend et les heures passent. D’autres sont accroupis en plein soleil, se protégeant parfois la tête avec une caisse de carton. Il arrive que des touristes les regardent. « Ils doivent se demander, dit l’un d’eux, pourquoi on est assis au soleil, avec nos outils. C’est étrange pour eux. En Europe, tout se passe par téléphone. » Et ces échanges se poursuivent tout au long de la journée. Le cinéaste les a recueillis dans une proximité amicale, avec une compréhension profonde de leur sort. « On reste ici tout le temps, le travail n’arrive qu’après une longue attente. Ce qu’on gagne, on le doit déjà », dit le premier homme. « Il faudrait avoir deux métiers. Avec un seul, on ne s’en sort pas. Il faut être maçon, menuisier et forgeron », ajoute un second. Souvent, ces hommes demeurent, toute la journée, sans manger rien d’autre qu’un peu de pain avec le thé.
C’est la rentrée des classes, à l’attente sur la place, filmée pendant trois jours, succèdent plusieurs scènes où l’on assiste à la rentrée du père à la maison, à la préparation d’un pauvre repas composé de couscous ou de pommes de terre. La conversation entre le père et la mère porte aujourd’hui sur l’achat des livres et des cahiers pour l’école, un cartable neuf. Il faudra attendre la paie des quelques jours de travail prestés et sacrifier le paiement du loyer ou de la note d’électricité. La cuisine est rudimentaire, les enfants se pressent autour de la table. Ils sont l’objet d’une grande tendresse, surtout les plus petits. Une fille d’une dizaine d’années montre à son père ses cahiers.
Dans son récit, Elias Canetti qui ne connaît ni l’arabe ni le berbère était impressionné par la répétition du mot « Allah » dans la litanie des aveugles. Nous le retrouvons, sans cesse, aujourd’hui dans la bouche des chômeurs. « Il n’y a de dieu que Dieu et Mahomet est son prophète, dit-l’un d’eux. Cela fait un mois qu’on n’a pas travaillé. C’est la volonté de Dieu. » Et c’est parfois l’expression d’une désespérance profonde. « Il ne reste plus qu’à se passer la corde au cou. Personne ne nous défend contre cette injustice… L’homme souffre, personne ne nous aide… »
C’est ce qui conduit souvent ces hommes à aller mendier à la porte des cimetières. Résignés, ils remercient Dieu en attendant la délivrance. Ils craignent la vieillesse qui les laissera plus démunis encore. Hicham Elladdaqi ne fait aucun commentaire, son film est un constat nuancé d’une pauvreté nue : « On se perd dans notre pays », dit quelqu’un. Et on touche là aux racines mêmes de l’émigration et de l’exil.
Le capitalisme sauvage, le tourisme qui amène la mer aux portes de la ville et caresse notre front collé contre la pierre, écrit Tahar Ben Jelloun dans son Discours du chameau, abandonnent les hommes sur la route du pain.
* Originaire de Marrakech, Hicham Elladdaqi a suivi une formation de monteur à l’ESAV- Ecole supérieure de l’Audiovisuel en 2011. Monteur, il entame une carrière de réalisateur de films de fictions d’abord. La route du pain est son premier long-métrage documentaire.