Quelle est cette beauté qui nous émeut et nous hante après la vision du film de Gilles Laurent, La terre abandonnée ? Les circonstances de la mort du réalisateur n’expliquent pas seulement l’écho qu’il suscite en nous, mais aussi le fait qu’il condense et symbolise un paradis perdu. L’image des arbres séculaires que l’on abat autour de la maison parce qu’ils sont porteurs d’une haute radioactivité est celle de la menace du danger invisible qui détruit cette terre. Cet ancien potager de Tokyo, blotti entre la mer et la montagne, regorgeant de rivières et de prairies, est devenu la zone brûlante et inhabitable de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Ce territoire, clôturé, inaccessible aujourd’hui encore, revêt dans la campagne une beauté paisible, une luxuriance trompeuse et mortelle. Sa décontamination mène un combat dérisoire dont on ne prévoit pas la fin.
La Terre abandonnée de Gilles Laurent
Tornioka, le village voisin, a été déserté. Les maisons barricadées ont été pillées. Y règne un silence pesant. Ses habitants ont pris la fuite comme l’ont fait les fermiers alentours, abandonnant leurs animaux. Les vaches et les chevaux demeurèrent entravés dans les champs. Chiens et chats errants s’enfuirent par les chemins.
Seuls quelques habitants décidèrent de ne pas partir, de demeurer sur la terre de leurs ancêtres. Gilles Laurent en trace de magnifiques portraits. C’est la rencontre avec l’un d’eux, Matsumara San, qui décida le cinéaste à recueillir davantage que les témoignages des victimes de Fukushima, comme l’avait fait notamment Alain de Halleux. C’est à travers le regard de Matsumara San que nous questionnons la catastrophe. Nous le suivons dans son quotidien, sa solitude et ses rencontres. Nous éprouvons la beauté de cette nature abîmée, sa lumière et le rythme inchangé des saisons. Il s’est fait le porte-parole de la résistance à abandonner la terre, au Japon et à l’étranger. Il n’élude pas le danger mortel qu’il encourt, le cancer qui le guette, mais il y répond par d’autres questions tout aussi pertinentes : « Quel est le poids de nos racines et de notre histoire, face à notre survie ? » ou encore : « Quelle est la force des ressorts inconscients qui nous amènent à prendre des décisions à l’échelle de notre destin ? »
Le film s’ouvre sur l’image du père de Matsumara San qui marche sur la route accompagné de façon étonnante par une dizaine de chats qu’il a recueillis. Après le tsunami de 2011, on ne peut s’empêcher d’imaginer, tout au long du récit de Gilles Laurent, une évocation contemporaine de l’arche de Noé.
Gilles Laurent s’était établi à Tokyo à l’automne 2013 avec son épouse japonaise. C’est avec elle qu’il entreprit ses repérages pour le film. Sa compréhension intime de la culture au Japon imprègne l’œuvre et donne aux témoignages cet accent singulier d’humour et de courtoisie, de respect de l’autre que l’on interroge. C’est également une manière d’échapper à la plainte, de ne pas accepter d’être victime et de maintenir la distance de la dignité. La méfiance à l’égard du gouvernement et de l’exploitant de la centrale nucléaire est partout présente et empêche le retour des habitants de la zone. Les jeunes générations n’ont d’autre choix que de quitter la terre de leurs parents pour s’établir ailleurs. La décontamination fait appel à des volontaires de tout le pays pour couper les arbres , nettoyer les chemins. Ceux qui sont restés les remercient de leur solidarité et retournent à leur vie quotidienne, en cette terre abandonnée. Le film se termine sur une note de frêle espoir. Une femme a réintégré sa maison, invité trois amies. Elle leur offre des fruits magnifiques filmés comme une nature morte. Mais déjà, nous sortons de la zone, retrouvons les barrières et les interdictions d’y pénétrer. Gilles Laurent n’aura pas eu l’occasion de voir son film terminé, il importe que nous le fassions connaître aux militants du nucléaire, aux amoureux du Japon, aux cinéphiles. C’est un chef-d’œuvre.