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La vie est faite d’imprévus, il fallait le prévoir

Publié le 15/08/2014 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Carte blanche

Prendre le temps… le maître mot permettant d’aboutir à une œuvre de qualité, un véritable luxe dans cette époque où prime l’instantané, la tyrannie de la vitesse. Mais ce temps nécessaire d’écriture, de maturation, de perfectionnement est-il aussi indispensable ou justifié dans le documentaire ? 

Comme le précise très justement le producteur Joseph Rouschop, le système actuel impose aux auteurs la rédaction d’un dossier en bonne et due forme comprenant synopsis, note d’intention et scénario (ou traitement), pour trouver les moyens financiers de tourner le film dont ils rêvent. En ce sens, la nécessité serait étroitement liée à des impératifs de production : écriture et économie seraient ainsi cousues. On pourra aisément comprendre qu’un producteur ne s’embarque pas à la légère sur un projet sans aucune matière tangible préalable. On comprendra aussi que cette période d’écriture, comme pour la fiction, permet à l’auteur de mettre au clair ses intentions, d’approfondir son sujet, et d’éprouver, sur le long terme, la force de son désir, la nécessité de son projet. Au-delà même, la pensée d’Hannah Arendt, détournée dans le contexte présent de l’écriture documentaire, pourrait ici prendre tout son sens à savoir que les mots justes, trouvés au bon moment, sont déjà de l'action.

Si, en soit, le système semble donc justifié, voire nécessaire, il pose cependant problème face à un genre qui a maille à partir avec la réalité. Car, dans certains cas, comment écrire une histoire qui n’a pas encore eu lieu ? Comment demander à un auteur d’appréhender une réalité par l’écrit avant même d’y avoir été confronté ? Entrent en compte ici deux enjeux incontournables : le facteur temps et les imprévus.

Le réel n'attend pas. Les documentaires approchant au plus près l’actualité ne peuvent bien évidemment pas se permettre ce temps d’écriture : difficile de développer un sujet sur la fermeture immédiate de la chaîne publique grecque ou les manifestations dans le monde arabe sans arriver trop tard.

Quant aux imprévus, ils concernent la majorité des documentaires : refus, fuite ou mort d’un personnage, changement d’une situation économique, sociale, culturelle, politique... Dans presque tous les cas, le tournage d’un documentaire reste un vaste happening, et, inévitablement, créer sur le réel, c'est bien souvent créer sur l’inattendu.

Devant cet impératif catégorique de développement, les auteurs se retrouvent donc confrontés à des situations incongrues ou inconfortables.

Incongru en effet de tourner un film que l’on n’a pas écrit - ni même pensé écrire -, un film guidé (dans les meilleurs des cas), dicté (dans les pires) par une réalité inévitablement instable et incertaine.

Inconfortable situation enfin de devoir truquer le système en écrivant, a posteriori, un film que l’on a déjà tourné afin d’obtenir des aides. Exiger, dans les conditions générales d’aides au développement, que le dossier soit introduit « avant le début des prises de vues » est, dans certains cas, irréaliste. Et à trop vouloir prévoir, ne risque t-on pas d’aboutir justement à des films prévisibles ?

Le système a donc ses limites en ne tenant parfois pas assez compte de la réalité (encore et toujours elle), et calquer un modèle identique sur des auteurs qui travaillent de façons si différentes est, en soi, un problème. Mais comment faire autrement face à un genre qui regroupe les éléments les plus hétéroclites, des manières de travailler aussi contradictoires ? Ce grand mot fourre-tout appelé « documentaire » s’applique aux œuvres les plus disparates : films dits « de création » - souvent extrêmement scénarisés -, films historiques élaborés à partir d’images d’archives,  cinéma direct, d’investigation, etc. Comment comparer le travail de Frédéric Wiseman, filmant des centaines d’heures et développant son scénario au montage, avec le travail d’Agnès Varda et sa fameuse « cinécriture » qui fait naître une histoire à partir d’images et non l’inverse ?

Le documentariste Marcel Ophüls, qui n’a jamais eu la langue dans sa poche, déclare tout net : « Le documentaire doit aller vers la réalité, vers les autres. Il ne faut pas la mettre dans un corset. On peut scénariser le documentaire, mais si on fait ça, on est une putain ! » 1 Propos extrêmes, mais qui permettent, par leur radicalité, de repenser la frontière entre contrainte et liberté. Et si c’est bien de la contrainte que naît l’art, encore faut-il qu’elle serve la liberté de créer. Fragile équilibre, délicate synergie.


1 Interview de Michel Ciment pour Projection privée (France Culture) – 25 mai 2013

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