Le cinéma de fiction peut davantage jouer sur le temps en le reconstituant, grâce aux comédiens. Que se passe-t-il lorsqu'un cinéma qui est pauvre dans la durée rencontre des gens pauvres et leur demande de raconter leur vie ? Cela donne, par exemple, Le prix du pain, un film de Yves Dorme qui se connecte et offre aux spectateurs un monde vivant qui vibre en essayant de survivre avec un minimum d'aliments. Contrairement au spectre du « visuel » qui domine la nouvelle humanité (1), le cinéaste nous fait voir ce que l'on n'a pas l'habitude de voir.
Le prix du pain d'Yves Dorme
Le prix du pain est une brève cartographie - dans la province du Luxembourg - du vouloir vivre malgré tout autour de quatre familles décomposées qui essaient de recomposer leur existence. Le contraste entre les Ardennes comme endroit de vacances pour une population ayant un autre niveau social pourrait être flippant. Il ne l'est pas, même si l'on est dans deux mondes différents. On nous montre celui des débrouillards qui est dans le hors-champ des classes moyennes. A Soy, en automne, un jeune couple se débrouille dans une caravane. Un scooter leur permet de chercher du travail au Forem (agence pour l'emploi). Il leur reste 5 euros pour tenir la dernière semaine du mois. Le mec s'y connaît en réparation de motos. Il a quitté ses parents parce qu’ils n'arrêtaient pas de se taper dessus. Il essaie, avec sa compagne, de créer une autre vie sans se plaindre de ce passé irrespirable.
Début d'hiver, près de Libramont, une jeune femme avec son homme (qui a un boulot), et son enfant, surnage différemment que son père qui faisait la manche dans les rues et qui l'y a emmenée dès l'âge de 13 ans. « Mon père était clodo dans le troupeau des SDF, dit-elle, et je n'ai pas honte de le dire ». Les courses de la famille ne sont pas un plaisir dans l'artifice du panier des consommateurs. Le souci consiste, en dehors des aliments de base indispensables, de décider si on peut remplacer le percolateur défaillant.
À Barvaux-sur-Ourthe, Geneviève fait peur aux gens sauf à ses cinq enfants. Elle refuse de se plaindre, mais le permet à l'un de ses fils.
Début du printemps, Guy, à Marche-en Famenne, après avoir possédé 6 magasins, est devenu une épave. Il a découvert la misère des rues. La rue, ce n'est pas gratuit : « Pour avoir deux mètres de trottoir, il faut payer pour sa sécurité ». Un berger allemand est un compagnon mais aussi un protecteur. Guy ne fait plus de rêves, seulement des cauchemars.
Voici quelques petits épisodes d'un film qui explore davantage ce monde souterrain qui n'est ni un enfer, ni un paradis, et encore moins un entre-deux où vivraient des anges ou des bisounours. Un monde qui existe dans une semi-obscurité par rapport a celui saturé de lumières (le jour) et de néons (la nuit). En utilisant systématiquement le clair-obscur, l'entre chien et loup d'une journée, le cinéaste efface les images trop visibles de gens effacés et donc peu visibles.
Très petite séquence pour signaler la durée du temps et sa texture. Chez Geneviève, la nuit, un plan large de l'extérieur, un petit carré, la lumière d'une fenêtre (chromatiquement verte et bleue) suivie d'un gros plan, très tôt le lendemain matin, autour d'une tartine à laquelle on ajoute du chocolat (chromatiquement jaune-orange-brun). Yves Dorme nous signale que malgré l'utilisation d'une caméra numérique qui permet de travailler avec peu de lumière, il a été obligé, sur ce plan d'intérieur, de changer le nombre de watts de la lampe (et non pas des lampes). La pauvreté est aussi une obscurité partagée.
En même temps, il nous rappelle, dans la précision de ses cadres, qu'on ne peut styliser l'existence sous peine de repartir dans le spectacle ordinaire du corps de marbre, comme chez Leni Riefenstahl. Ce que nous découvrons, ce sont des corps meurtris par la vie. Rappelons que le précédent documentaire d'Yves Dorme s'appelait Paroles intimes, dialogue passionnant sur comment survivre avec le cancer.
Le Prix du pain est une remontée de la profonde pauvreté (les marginaux) à la pauvreté (des très petits revenus, souvent au CPAS). Dans la crainte de l'avenir, avec un présent disloqué, peux-t-on éviter l'alcool, la drogue, l'enfermement dans une communauté que l'on ne connaît que trop ? Oui, et surtout surnager et trouver le déclic qui n'a pas grand-chose à voir avec les clics.
(1) Sur le visuel, Serge Daney écrivait dans le numéro 1 de Trafic, sa revue de cinéma : « Rien ne ressemble plus à la vie de la nouvelle humanité qu'un film publicitaire d'où l'on aurait effacé toute trace du produit. »