Maria Karaguiozova est née en 1977 dans une famille ordinaire, « idéale » selon le modèle communiste bulgare. Ses deux parents sont de brillants scientifiques. Enfant unique, elle participe aux fêtes de la jeunesse organisées par le régime communiste qui connaît son apogée dans les années 1980-1985. Elle partage une grande connivence avec son père qui lui donne le goût de la liberté. Il lui apprend les vers écrits par des écrivains dissidents qui parlent de la construction d’un monde libre.
Le rêve de Nikolay de Maria Karaguiozova
À 8 ans, le 25 juillet 1985, Maria découvre à la télévision l’accueil délirant d’enthousiasme réservé à Nikolay Djambazov par des centaines de personnes . « Il est revenu ! dit le commentateur télé ! À bord de son voilier Tangra entièrement fait à la main, Nikolay a réussi à franchir la route de l’impossible et a accompli ainsi son rêve d’enfance : le tour du monde en solitaire via le cap Horn ! »
Pour Maria, enfant d’une génération enfermée derrière le rideau de fer, « le visage barbu de cet homme, fier et rayonnant à bord de son voilier blanc, s’associe immédiatement aux visages imaginaires tout droits sortis des contes populaires. Son exploit incarne dès lors pour elle le rêve de liberté partagé avec son père.
En 1993, quatre ans après la chute du régime autoritaire bulgare remplacé par une démocratie d’un capitalisme sauvage, la cinéaste rencontre Nikolay qui deviendra le compagnon de sa mère.
« Passé du statut du héros à membre de ma famille, écrit la cinéaste, il m’a transmis ses valeurs, l’indépendance, la créativité, le dépassement de soi, la foi dans ses rêves. » Le film tisse constamment les images réalisées du présent par la cinéaste qui trace le portrait de Nikolay et les moments du passé évoqués à partir d’archives : le journal écrit à bord du Tangra, les archives personnelles et les extraits de films documentaires de l’époque. Nikolay écrit dans son journal : « J’accepte le destin que j’ai choisi, sans jamais paniquer. Je caresse des yeux tout ce que j’ai construit de mes mains. » ( La tempête s’est levée) « J’ai le vertige à cause de la hauteur. Je fais un film avec ma caméra Super 8. Elle est dans une boîte imperméable. Une vague nous submerge, moi et ma caméra. Quand j’étais au bout de la survie, et que je survivais uniquement grâce à la résistance du voilier, alors je criais de plaisir sans pouvoir me contrôler, au moment le plus dangereux de ma vie ».
Et ces images nous emportent à notre tour.
Un autre moment émouvant du film est celui du retour de Nikolay sur les lieux où il construisit son voilier dans un hangar. Il se souvient du fait qu’à l’époque communiste, les matériaux nécessaires n’étaient pas disponibles sur le marché. Et l’initiative privée était interdite. « Sauf pour les fous, ajoute-t-il. Et comme les gens ne croyaient pas qu’un jour j’allais réussir, on se moquait de moi… Mais je continuais. Chaque jour j’approchais un peu plus de la réalisation de mon rêve. Aujourd’hui, je regarde mes mains et je me dis : avec ces mains, j’ai construit tout cela. Mais c’est comme si tout cela n’avait jamais existé, comme si c’était un rêve. En effet, quelques années après la disparition du communisme, son exploit est tombé dans l’oubli. Son bateau a été saboté puis vendu à des maffieux bulgares et russes, avant qu’on n’en perde la trace.
Le navigateur solitaire a laissé la place aux milliardaires et aux naufragés de la Méditerranée. Son portrait est celui d’un homme d’un courage exceptionnel dans sa ténacité à fixer l’horizon d’un monde plus humain. C’est aussi l’évocation d’une mutation de la société sans grand espoir pour un futur heureux.
Ce premier film, comme le voilier de Nikolay, s’est construit avec patience et obstination. Il s’est nourri d’un réel traversant plusieurs époques, comme s’il avait vécu plusieurs vies. C’est ce qui fait sa richesse.