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Entretien avec Lucas Belvaux pour son dernier film 38 témoins

Publié le 15/03/2012 par Anne Feuillère et Arnaud Crespeigne / Catégorie: Entrevue

« Retour progressif à l'humanité »
On le pensait sombre, il est chaleureux. On l'imaginait fatigué à la fin de cette longue journée d'interview, non, il a encore du ressort, dit-il. Alors que son nouveau film doit sortir sur les écrans belges et français ce 14 mars, Lucas Belvaux a commencé la course des avant-premières après le Festival de Rotterdam. Mais c'est « chouette », 38 témoins est vu, attendu, les gens y sont sensibles, déconcertés peut-être, mais surtout « secoués ». Energique et bien présent, il entre de plein fouet dans une discussion, joue le jeu, débat, et nous entraîne souvent là où on ne l'attendait pas. Direct, grave, mais lumineux.

Cinergie : Comment avez-vous rencontré ce texte de Didier Decoin ? 
Lucas Belvaux : C'est Yvan Attal qui me l'a apporté. On venait de faire Rapt, et on avait envie de retravailler ensemble. Il connaissait le fait-divers depuis longtemps, il y pensait, il avait envie d'en faire un film. Quand le livre est sorti, il s'est dit qu'il allait désormais être popularisé, et qu'il fallait précipiter le mouvement pour acheter les droits et ne pas se le faire piquer... Il l'a fait, mais comme il était en train d'écrire autre chose et n'avait pas le temps de réaliser ce film, il me l'a proposé.

C.: Qu'est-ce qui dans l'univers de ce livre a résonné avec le vôtre ?
L.B. : Ce sont des problématiques, comme on dit (sourires). Cela me permettait de parler de la justice, de l'articulation, du frottement entre l'individu et la société. La civilisation…, disons le collectif. De parler de la différence entre la justice et la vengeance, et de comment la société est peut-être plus intelligente que l'individu, y compris pour l'individu lui-même d'ailleurs. Quand la justice remplace la vengeance, elle permet à la victime de ne pas se transformer en bourreau, par exemple. Pour en arriver là, pour qu'une société en arrive à ne plus considérer la justice comme une vengeance, cela demande une réflexion, une distance, quelque chose d'extrêmement profond. C'est très important. Voilà, ce sont des choses qui m'intéressaient dans le film. 

C. : Avant de voir votre film, je venais de lire un polar qui s'intitule De si bons voisins. Il traite du même fait-divers, une femme, aux Etats-Unis, assassinée dans la cour de son immeuble pendant plusieurs heures sans que ses voisins ne préviennent la police ou pointent le bout de leur nez. 
L.B. : C'est exactement la même chose. 

C. : Mise à part que l'écrivain raconte cet événement en multipliant les points de vue, en tentant d'imaginer la vie intime de tous ces témoins pour comprendre pourquoi personne n'est intervenu. Or, ce n'est pas du tout votre question. Vous, vous l'éludez totalement.
L.B. : Oui. Parce que je pense qu'il n'y a aucune raison acceptable, aucune raison valable. Je ne comprends pas. Et ne comprenant pas, ne l'acceptant pas, je ne peux pas me dire que je vais pouvoir trouver une explication à quelque chose d'aussi dingue en une heure et demie. En plus, si j'avais pu le faire pour un personnage, il aurait fallu ici le répéter 38 fois ! D'un sourd, je pourrais me dire qu'il n'a pas entendu, par exemple... Mais là, ce sont des gens qui ont entendu, entendu ce qu'on entend dans la reconstitution. On ne peut pas s'arranger avec ça. D'ailleurs, c'est marrant parce que l'envisager en termes de littérature, ce n'est pas du tout la même chose qu'en termes de cinéma. Dans le film, il y a deux scènes qui se font écho et se répondent. C'est le monologue et la reconstitution. Il y a d'abord le récit d'Yvan Attal qui raconte à sa femme très très précisément ce qu'il a vu et entendu. Il ne ment sur aucun point, il lui dit « C'était des cris inhumains », il lui fait un récit très détaillé de ce qu'il s'est passé... Et pourtant, on s'en arrange. Sa femme qui l'aime essaie d'arranger le truc en disant « Mais c'est ce que tu as cru entendre, tu ne l'as pas vraiment entendu, tu l'as reconstruit le lendemain... » Elle va s'en arranger pendant tout le film pour sauver son amour. Et le spectateur lui aussi va s'en arranger, parce qu'il ne l'a pas vue, qu'il ne l'a pas entendue, que c'est un récit. Ensuite, il y a la reconstitution à la fin du film, où l'on va voir et entendre ce qui a été raconté. Et ce qu'on peut supporter dans un récit, on ne le supporte pas en vrai. Au moment de la reconstitution, parce que ce qu'on entend, ce qu'on voit, est insupportable, on se dit qu'il n'y a aucune excuse. En littérature, on est dans du récit, pas dans le ressenti, la violence de l'émotion.

C. : Je n'avais pas perçu le personnage de Louise ainsi. Elle m'avait semblé plus positive. Elle me rappelait les héroïnes de Fritz Lang, des personnages de femmes qui, bien souvent, et par amour, font advenir la vérité et sont portées par leur innocence.
L.B. : Mais c'est une héroïne à la Fritz Lang ! Et elle est innocente ! Le film aurait pu d'ailleurs s'appeler « La fin de l’innocence », de son point de vue à elle. Mais cela dit, les temps ont bien changé depuis Fritz Lang (rires). Nous sommes dans une époque postmoderne ! Si elle n'est pas tout à fait une héroïne, c'est qu'elle essaie de sauver son amour. Elle est tout à coup confrontée au mal, et elle n'aura plus jamais cette espèce de pureté, de fraîcheur immaculée, cette légèreté.

C. : Vous ouvrez votre film sur ce plan d'un cargo qui entre dans le port. Il m'évoque beaucoup La Peste de Camus et l'arrivée d'un mal métaphysique.
L.B. : J'avais pensé au Nosferatu de Murnau. C'est la même chose, puisque ce bateau apporte la peste avec les rats. Mais 38 témoins a vraiment à voir, étrangement, avec Sartre et avec Camus. Je pense que je parle des deux points de vue, à la fois individuel et collectif. Sartre est plutôt du côté de la morale, quand Camus mettra l'individu avant la morale. C'est ce qu'il disait, « Entre ma mère et la justice, je choisis ma mère ». Sartre choisit la justice. Moi, je suis entre les deux. Je reconnais que l'idée de Camus est légitime, et je rejoins Sartre sur la question de la justice. Les deux points de vue, individuel et collectif, se rejoignent en moi, ils ne sont pas incompatibles.

C. : Dans votre film, en tout cas, à la manière dont vous filmez l'extérieur et l'intérieur, on n'a le sentiment que cela ne communique pas. Qu'il est impossible de passer de l'intérieur à l'extérieur, de l'intime au collectif dont vous parliez.
L.B : Non... Certes, il y a un repli sur soi, dans l'espace privé. Mais cela dit, Sophie, l'innocence, laisse entrer la journaliste et lui ouvre grand sa porte tout de suite. L'innocence va avec la porte ouverte. Alors que Pierre ferme les rideaux et se replie dans sa coque, dans sa bulle, mais plus pour se protéger, probablement pour se couper lui-même du monde. Il s'enferme.

C. : Il est aussi celui lui qui guide les bateaux dans le port. Il est aussi dans l'ouvert.
L.B. : Oui... C'est aussi lui qui se fait ramener à sa triste existence par les bateaux... Il essaie de s'échapper avec ses vedettes et les gros bateaux le ramènent, un peu comme s'il repartait en prison, il ne peut pas s'évader... Mais pour revenir à l'idée de l'intérieur et de l'extérieur, on est quand même souvent dans cette rue, en extérieur. Il s'y passe des choses. Les gens s'y croisent. La rue est un théâtre. C'est un choix formel, c'est aussi pour cela que j’ai choisi cette rue-là, cette ville-là, parce qu'il y a quelque chose de très théâtral dans l'architecture et dans l'urbanisme.

C. : Vous vouliez un port dans votre histoire ?
L.B. : Non, non. Je voulais Le Havre. Il se trouve que Le Havre est un port, et sans doute que je voulais Le Havre parce que c'est un port (rires). C'est surtout l'architecture Perret qui m'a attiré dans un premier temps.

C. : Et pourtant, le motif de l'eau est très présent dans votre film.
L.B. : Je filme l'eau parce que je suis au bord de la mer, mais je n'y pense pas tellement, en fait. Je n'y mets pas de symbole particulier. J'en mets plus dans les bateaux, oui, dans ce flottement. Pierre, puis Louise plus tard, et les témoins sont flottants, des sortes de fantômes, en dehors de la vie. Leur vie s'arrête avec celle de la victime. Ils sont morts, et personne ne le sait. Cela aurait pu s’appeler « Hors la vie ». Mais j'avais déjà fait Après la vie donc... 

C. : Les figures du journaliste et des policiers dans votre film sont très proches des archétypes d'un certain cinéma américain, porteurs d'une vision très idéaliste de la vérité pour laquelle ils combattent... Et cependant le mal se repend partout.
L.B. : Oui (rires)... Mais il s'agit aussi de révéler le mal pour pouvoir le digérer. C'est qu'en le révélant, on va pouvoir en faire quelque chose, le penser. C'est important de pouvoir penser les choses. Non pas pour les exorciser - je ne crois pas que ce soit d'exorcisme qu'on ait besoin – mais pour réfléchir, remettre des mots dessus, y compris de la morale, de la loi, redire le bien, l'humanité. Ils servent à ça, ces personnages du juge, de la journaliste. Et même le flic, dont ce n'est pas le rôle. Mais il va sortir de son rôle de flic pour avoir une attitude morale. Le procureur et la journaliste, qui sont des personnages très positifs et idéalistes, se posent en même temps énormément de questions parce qu'ils sont conscients des dégâts collatéraux. Il ne s'agit pas de poser la vérité comme but ultime, c'est plus complexe que ça. La vérité a un coût qui peut être épouvantable. Ça peut être terrible la vérité. Et pourtant, je pense qu'en général, elle est nécessaire, indispensable.

C. : Le procureur semble un peu réfléchir votre position de réalisateur, non ?
L.B. : Non. Je pense que je suis dans tous. Y compris dans Yvan Attal, dans sa réflexion, quand il dit « Je veux être jugé, je ne crois pas au pardon », je suis d'accord avec lui, c'est un peu moi qui parle. En fait, c'est un film où il y a beaucoup d'affrontements, de duels, de confrontations, et je suis souvent d'accord avec les deux points de vue qui s'affrontent alternativement. Ça m'intéresse parce que je mets mes idées à l'épreuve, je les remets en question. 

C. : Qu'est-ce qu'il y a chez Yvan Attal qui résonne en vous ?
L.B. : Ce qui me passionne, c'est sa capacité à faire passer des choses extrêmement profondes sans rien faire. Moins il en fait, et plus il se passe quelque chose de grave, de beau, d'important et d'émouvant. Et c'est assez rare. Je l'avais entrevu dans Rapt, et j'ai l'impression qu'ici, ça va encore plus loin. Je pense d'ailleurs qu'il était un peu malheureux sur ce tournage, je lui disais « toujours moins, toujours moins, toujours moins. » Il se demandait ce qu'il foutait là (rires). Mais, mine de rien, il y a du jeu derrière, c'est très subtil.

C. : Le personnage de Pierre évoque lui aussi le film noir, ces personnages d'antihéros, qui ne tiennent plus à rien sinon à leur honneur.
L.B. : Oui. Il y a un peu de ça. Et en même temps, il est encore moins un héros, donc encore moins un antihéros... Il n’est pas le héros en négatif, il ne prend pas sur lui les fautes de la société, il porte sa propre faute et ne représente que lui. Quand il demande à être jugé, cela n'a pas valeur de rédemption, ce n'est pas christique, il ne sauvera rien. Alors que l'antihéros a quelque chose de rédempteur, je trouve, il va prendre sur lui les fautes de tout le monde. Là, non, Pierre, il porte sa faute et il la révèle, non pas pour sauver tout le monde, mais pour se sauver lui. En cela, il n'est pas vraiment un antihéros, mais un pauvre homme.

C. : On pourrait dire que votre film est très noir...
L.B. : Je ne trouve pas. C’est-à-dire qu'il n'est pas opaque. Dans un film noir, le héros meurt à la fin, plus ça va, et plus on s'enfonce inexorablement. L'exemple, c'est Le jour se lève : quand le jour se lève, Gabin meurt. Ici, il y a une mort ambiguë, et puis tout va vers une résolution. Même si elle n'est pas très gaie, il y a cette inhumanité au départ puis un retour progressif vers l'humanité, avec le jugement, la justice, avec la compassion, l'amour de Louise pour Pierre...

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