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Lucifer de Gust Van den Berghe

Publié le 10/02/2015 par Fred Arends / Catégorie: Critique

Je suis la lumière 

« Ce qui peut arriver de pire dans la vie, c'est de mourir et ce n'est pas si grave. » 

Auteur inclassable et électron libre du cinéma belge, Gust Van den Berghe poursuit une œuvre personnelle, loin des modes et des formatages. Après le remarqué Petit Jésus de Flandres et l'adaptation iconoclaste de L'Oiseau bleu de Maeterlinck, le cinéaste nous plonge dans un petit village chilien pour une expérience esthétique et mystique désarçonnante.

Divisé en 3 actes, Paradis, PéchLucifer de Gust Van den Bergheé et Miracle, Lucifer est une aventure inédite et rare dans notre cinéma. L'un des chocs esthétiques est le format du cadre, si l'on peut encore le nommer ainsi, devenu un cercle entouré de noir réalisé grâce à un procédé spécifique, le Tondoscope, et qui  interroge d'emblée les canons auxquels nous sommes habitués sinon asservis. Ce choix puissant et intransigeant s'accorde cependant parfaitement avec le récit auquel le cinéaste nous convie. Le premier plan, la lune/la terre, confirme cette volonté et, évidemment, rappelle le disque primitif du cinéma comme on pouvait le voir, notamment dans le cinéma muet. Si certains cinéastes contemporains ont utilisé l'ouverture et la fermeture à l'iris[1] pour mettre en évidence des détails significatifs à l'intérieur d'un plan, sa présence continue sur toute la durée du film, crée une perturbation et une distance idéale pour affronter une histoire mystique et cosmogonique. Ce format fait également référence aux grands peintres flamands : le  miroir de Van Eyck, mais plus encore les fameux Péchés Capitaux de Bosch, peintre mystique absolu, ou encore certaines œuvres des deux Breughel. Le cinéaste multiplie ainsi les citations à la peinture tout en menant son film dans le sillage de Sokourov, Cocteau parfois, et d'un certain cinéma psychédélique des années 70'.

Lucifer de Gust Van den BergheDans un petit village du Chili où la religion est une affaire quotidienne, une femme vit avec sa fille et son frère qui feint, depuis des années, une maladie qui l'empêcherait de marcher et surtout de travailler. Scène magnifique que celle où sa sœur lui lave les pieds, filmé comme le Jésus au tombeau de Mantegna. Sa sœur et sa nièce absentes, il en profite pour boire et jouer avec ses copains. L'arrivée de Lucifer, chassé du Paradis, va révéler les passions et les petits mensonges de chacun-e. Présenté comme un jeune homme séducteur, Lucifer n'est ni Satan, ni le Diable ; il s'agit bien de l'ange originel, le porteur de lumière (Soy la Luz – Je suis la lumière dira-t-il) à savoir de la connaissance (lucidité). Il n'est pas créateur du Mal mais celui qui décèle le Mal – les faiblesses, les mensonges, les tentations - en l'homme, le révèle et l'exploite. Tel Terence Stamp dans Théorème de Pasolini, il s'incruste dans cette famille et la bouleverse en profondeur. En confrontant le frère à ses mensonges, il force celui-ci au silence. Il en profite, dès lors, pour apparaître comme un guérisseur auquel le village va évidemment demander les grâces jusqu'à ce qu'il disparaisse comme il était venu, tel un mirage.

Si l'on reste parfois perplexe sur le fond tant les symboliques et les propos sont, sinon abscons, parfois très pesants, on se laisse emporter par des moments de pure beauté, des images rarement vues : une surprenante scène de danse, où seuls les pieds sont filmés et les claquements sonores progressent dans un élan poétique vers un silence captivant ou plus intensément, les personnages tournant autour du cercle, à l'envers, à l'endroit, lumineux, étourdissants, émouvants.

Enfin, malgré cet hermétisme qui pourra rebuter, il faut aussi souligner la légèreté et l'humour qui parsèment cette étonnante et intense proposition cinématographique. 


(1) Nous pensons notamment à Scorsese dans « Le Temps de l'innocence » et à Desplechin dans « Esther Kahn ».

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