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Nicolás Rincón Gille pour En lo escondido

Publié le 07/05/2007 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Jeune réalisateur de En lo escondido, première partie d'une trilogie dédiée à la tradition orale en Colombie, Nicolás Rincón Gille a déjà reçu les hommages au Festival du Réel à Paris, avec le Prix Joris Ivens et le Prix des Bibliothèques. Rencontre chaleureuse.

Cinergie : Pourrais-tu nous raconter ton parcours ? Comment es-tu arrivé à l'INSAS ?
Nicolás Rincón Gille : J’habitais en Colombie, mais ma mère est belge et j’ai toujours eu la double nationalité. Je voulais faire une école de cinéma qui aborde à la fois la fiction et le documentaire. J’aimais beaucoup les films dans lesquels la fiction et le documentaire se mélangent. J’ai appris, via des gens de Bogota, que l’INSAS était une école réputée pour ça. Je suis venu présenter le concours que je n’ai pas eu tout de suite. Je suis entré dans la section image. J’avais essayé de monter des projets à Bogota, mais je n’avais pas de connaissances techniques donc c’était très compliqué... L’INSAS m’a permis d’avoir des connaissances pour faire les images et pour faire mes propres films.

C. : Tes projets à Bogota étaient des documentaires ?
N. R. G : C’était des projets qui mélangeaient les deux. J’avais fait une série de petits portraits fiction qui s’appelait Bogota nadas, et qui suivait le parcours des citoyens que je croisais à Bogota...des portraits de gens comme ça, sans avant, sans après, sans vraiment savoir qui ils sont. Ça m’intéressait beaucoup, et j’en ai tourné huit en vidéo, mais techniquement, c’était très amateur ! C’est en faisant ça que j’ai su ce que je voulais faire, cette idée du cinéma qui propose un regard sur le réel, même à partir de la fiction. À l’INSAS, j’ai retrouvé cette idée-là !

C : À l’INSAS, tu as eu l'apprentissage technique qui te manquait mais les idées, tu les avais déjà !
N. R. G : Oui. Ce qui est bien, c’est que l’INSAS n’est pas une école qui cloisonne les gens dans une section technique. C’est une école où les gens font du cinéma, que ce soit au son, à l’image, au montage, à la réalisation... Ils font du cinéma ! On a intérêt à tout connaître, à se poser des questions. J’ai eu des profs, que ce soit des profs d’images ou de réalisation qui m’ont permis d’avancer dans les deux et qui m’ont beaucoup appris.
Les films aussi m’ont appris beaucoup, le cinéma iranien, le cinéma français des années 70. À Bogota, il n’est pas très facile d’avoir accès à de bons films. Quand je suis arrivé ici, j’ai vu beaucoup de choses, des films anciens, des films nouveaux qui m’ont nourri et m’ont confirmé que ce mélange était possible. Les profs m’ont montré une façon de faire à la taille d’un homme, c’est ça qui m’intéressait.

C. : Ton film est ton premier long métrage, la première partie d’une trilogie. Tu as déjà pensé et écrit ce film en trois partie.
N. R. G : Je n’ai pas forcément pensé aux trois parties. J’ai d’abord pensé à un film qui était tellement vaste et dense que ça aurait été dommage de n’en faire qu’un. C’est un projet qui s’appelle Campo hablado, ce qui est difficile à traduire en français, mais qui veut dire “quelque chose qui se construit au moment où on le dit” : par exemple, au moment où je parle de la campagne, la campagne devient visible. Je m’intéresse depuis longtemps à la tradition orale en Colombie. J’ai rencontré des paysans qui me racontaient des histoires hallucinantes, complètement fausses, mais qui changeaient ma perception de la réalité où tout est ordonné, rassurant... Cette perception qu’ils avaient du pays m’a vraiment troublé. Ça me touche énormément, parce que c’est à partir de là que l’on change de regard sur la nature, sur la culture populaire du pays. La culture colombienne est très riche, mais elle est très marginalisée aussi, parce qu’elle est populaire, parce qu’elle est mal vue, parce que c’est un mélange d’Indiens, d’Espagnols, d’Africains. Je voulais me rapprocher du monde paysan, de la tradition orale, avec un problème en plus, celui de la violence qui oblige les paysans à partir. Je suis parti avec l'idée de faire des repérages avec l’aide du CBA (Centre de l’audiovisuel à Bruxelles) et je me suis rendu compte que je pouvais aborder le sujet de différentes façons. J’ai rencontré Carmen, la femme que j’ai filmée, et son compagnon. Tout se passe dans un lieu unique à la campagne.

C : Toi, tu as la double nationalité et pourtant, tu t’intéresses à une histoire presque oubliée des Colombiens eux-mêmes.
N. R. G : C’est une histoire qui est quand même très présente ! C’est en venant en Belgique, en Europe, que je me suis rendu compte à quel point j’étais imprégné de tout ça. Je vois qu'il est important de parler de ce qui est derrière nous. Ce film-là, je le fais autant pour les Colombiens que pour les Européens.

C : Ta façon de filmer est particulière. Tu ne te focalises pas sur Carmen (on ne la voit presque jamais de face) mais sur son regard. La caméra voit ce qu’elle voit.
N. R. G : Oui. Il fallait voir à quel point les histoires qu’elle raconte habitent la campagne. Les éléments de la nature viennent ponctuer ce qu’elle dit. On peut croire ou pas à ses histoires de sorcières, mais la nature paraît bouger grâce à ce qu’elle raconte, c’est troublant. Ça permet peut-être de se rendre compte que l’on est que des êtres humains, que l’on est tout petit face à la nature. Grâce à ses histoires, on devient plus modeste, on devient plus fragile et on change un peu de place par rapport au monde. L’homme est placé au centre, c’est sûr, mais je voulais montrer qu’il n’est pas tout seul, qu’il ne peut pas tout détruire. 

C. : Avant de partir en repérage, tu as dû présenter un projet au CBA. Quel était le projet de départ ?
N. R. G
: Mon père est anthropologue, très engagé à gauche. Il avait plein d’éléments sur la tradition orale et je voulais partir de tout ça mais il y avait trop d’éléments.
Sur place, je me suis rendu compte qu’effectivement il y avait trop de choses. C’est typique d’un premier film, on veut parler de tout, tout donner. J’ai donc décidé de séparer les choses, tout en gardant la complexité, parce que Carmen, c’est quand même plusieurs choses à la fois, une femme qui a souffert, une sorcière, une femme drôle tout à la fois.

C. : Dans le montage, tu as respecté l’ordre du déroulement du film ?
N. R. G : J’avais deux certitudes : la première histoire où elle reçoit le pouvoir de prédire les choses et la dernière histoire, la perte de ce pouvoir qui la rend vulnérable. Le montage s’est calqué sur sa façon de voir, sur les liens qu’elle faisait. Le montage a respecté les sensations de Carmen en quelque sorte. La magie, qui est un élément important, n’est pas isolée, elle est dans la vie de tous les jours.

C : Au moment des repérages, tu savais tout ça ? Tu connaissais ses histoires ?
N. R. G : La première fois que j’ai vu Carmen, on est resté toute une journée ensemble, et elle m’a raconté pendant 8 heures, les histoires de sa vie. J’étais surpris parce que je ne la connaissais pas et elle m’a raconté beaucoup de choses intimes. Je me demandais pourquoi elle me faisait aussi facilement confiance et au moment où je pensais ça, elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit qu’elle me racontait tout ça parce que j’étais Colombien mais aussi parce que je partais très loin, qu’elle pouvait évacuer toutes ces histoires. C’est comme si elle avait lu dans ma pensée. C’était un rapport assez troublant.
Dans la deuxième phase, on a abandonné certaines histoires qui étaient moins rattachées à sa vie. On a trouvé le dispositif de mise en scène ensemble. C’est une conteuse exceptionnelle, et il fallait lui donner sa place, comme face à un public pour qu’elle puisse aller au plus loin d’elle-même. À chaque fois qu’elle racontait une histoire, elle allait dormir, ou prendre l’air... Je sentais que ça l'épuisait de raconter tout ça mais que cela lui faisait du bien.
J’ai croisé beaucoup de paysans qui me racontaient aussi des histoires. Carmen, j’ai senti tout de suite que c’était elle que je voulais filmer. Elle m’a tout de suite dit qu’elle ne me raconterait que des choses qui lui étaient arrivées, pas du folklore ! Je suis resté quatre jours avec elle, et puis je suis revenu ici, j’ai fait le dossier et je suis reparti pour faire le film, fin 2005. Pendant un mois, on a vécu chez elle, on tournait, c’était très chouette comme expérience.
Carmen, c’est une femme qui vit des situations difficiles mais, tout d’un coup, c’est une femme extraordinaire, c’est une femme complexe, c’est une femme qui dépasse énormément de gens dans sa façon de gérer les problèmes. C’est pas la pauvre femme battue sur laquelle on s’apitoie, elle est troublante, elle arrive quelquefois à être...pas méchante, mais on veut en apprendre plus sur elle. Voilà, j’aime ça, j’aime beaucoup ces côtés complexes d’une femme, qui arrivent à me troubler et qui arrivent à troubler le spectateur. 

C. : On se rend compte qu’il y a deux niveaux, celui où elle se met en scène et celui où elle se laisse filmer sans faire attention, elle se livre.
N. R. G : Il y avait deux registres différents en effet. Les histoires qu’elle connaissait, et le quotidien, c’est ce qui a permis cet équilibre entre les histoires et sa vie, c’est ce qui fait que l’on se pose des questions entre ce qui est dit et ce que l’on voit. Cet écho, ces allers-retours donnent un sens au film.

C. : Un élément important est, bien sûr, la nature, qui est d’une beauté incroyable, mais aussi les sons.
N. R. G : Quand je suis parti, je savais que la plupart des choses devaient se passer dans l’obscurité, les histoires se racontent dans le noir. Mais en choisissant ce parti pris, les sons deviennent beaucoup plus importants, c’est eux qui vont attirer l’attention du spectateur. Les bruits permettaient aussi de se poser des questions. On est allé chercher des ambiances sonores qui donnaient une densité à la séquence. Ce qui est amusant, c’est que les sons les plus troublants ont été captés en direct ! Il y avait aussi d'étranges coïncidences, lorsque Carmen parle de son mari qui la battait, les poules se mettent à crier... C’est ça qui donne un peu un caractère magique au film, je trouve. Toute la densité de la nature est donnée par les sons, par les récits de Carmen.

C. : Tu pars bientôt en repérage pour le deuxième ?
N. R. G : Oui, le deuxième s’intitulera Los abrazos del rio, l’étreinte du fleuve. Je veux parcourir le Magdalena, qui est le fleuve le plus important de la Colombie. Il commence dans une région où il y a une forte présence indienne, puis métisse, et finit dans une région où il y a beaucoup d’Afro-américains. C’est donc un fleuve qui fait le lien des différentes cultures en Colombie. 
La légende raconte qu’un personnage, El Moan, vit au fond du fleuve, et prend les filles les plus belles pour les conduire dans son palais. Soit elles disparaissent complètement, soit elles reviennent après trois mois, enceinte. El Moan est l’ennemi des hommes, surtout des pêcheurs qu’il fait périr. Cette légende est symbolique des violences en Colombie. Les gens n’ont plus vraiment peur de El Moan, mais bien plutôt des groupes armés. Je veux rendre compte de la tradition orale et de la vie de ces gens près du fleuve. Le premier film était très féminin, j’étais très heureux de partager ces moments avec Carmen, avec sa mère. Celui-ci est plus sur l’absence du père, les pères qui ont disparu. Je ne sais pas encore quelle personne je vais trouver pour raconter cette histoire.

C. : Que voudrais-tu ajouter ?
N. R. G : Peut-être quelque chose de plus personnel. J’ai toujours été Belge et Colombien, plus Colombien que Belge, mais dans les deux cultures. Avant de faire ce film, j’étais ici, en Belgique, avec un sentiment de culpabilité, j’étais loin de tout ce qui se passe. Grâce à ces films, j’ai aussi pu rencontrer des gens qui m’ont aidé.
Ces films sont un pont, ils m’ont permis de me sentir mieux. Je sais que je peux aller en Colombie, et que tous ces gens sont autour de moi pour m’aider à construire ces ponts. Grâce à ça, les gens peuvent savoir ce qui se passe là-bas.

C. : Tu fais du cinéma pour trouver ta place?
N. R. G : En étant ici, je sais ce qui est propre à la Colombie, je peux être plus direct, je ne suis pas dans le quotidien donc je sais à quel point ça me manque et pourquoi. En même temps, je sais aussi pourquoi je ne suis pas là-bas. Ces films, je n’aurais pas pu les faire en Colombie, ce n’est pas un sujet vendeur. Souvent, les Colombiens en ont marre d’écouter les histoires de la violence. C’est en étant en Belgique que je peux faire ça. Ce double côté, c’est quelque chose que je commence à vivre mieux.

C. : Tu peux m’en dire plus sur ton père ?
N. R. G : Mon père est anthropologue, et il était prof d’anthropologie dans les années 70 et 80. Il emmenait ses élèves dans la campagne et il essayait d’avoir une approche avec les paysans pour qu’ils racontent des légendes. C’est un exercice qu’il a fait plusieurs fois. Quand j’étais petit, il m’emmenait très souvent avec lui. C’est comme ça que j’ai découvert des familles très pauvres, avec des vies très dures et j’ai été très touché par ça. On est là, on attend le Monsieur, il s’assoit et là, il commence à parler. À chaque fois, c’était des moments très troublants. Il parlait de choses incroyables, d’arbres qui bougeaient... Parfois, ça commençait avec des histoires de tous les jours, “voilà mon voisin a eu un bras coupé à la machette et ce bras a commencé à grimper”, tout d’un coup, cette violence devient autre chose. Le soir, le groupe d’anthropologie se réunissait et analysait la même légende qui existait dans d’autres zones, racontée par d’autres personnes. Il essayait de retrouver la raison rationnelle de cette légende et quand j’écoutais cette explication-là, je me sentais frustré car le récit de ces paysans perdait de sa force. Cet homme qui était transfiguré par son histoire devenait quelqu’un d’ignorant.
On a eu pas mal de conflit avec mon père, parce que j’avais plus une approche narrative, et lui une approche plus scientifique, mais en même temps, je sentais qu’il était intéressé par ces histoires, que quelque part en lui, ça le travaillait. Nos idées nous opposent, mais en même temps, c’est le même élément du réel qui crée ce conflit. Je me rends compte que mon intérêt pour la fiction et le documentaire mélangés peut venir de cette double approche. À dix-huit ans, je voulais faire du cinéma, mais on ne peut pas se lancer comme ça, alors j’ai décidé d’être anthropologue. Mon père m’a dit que je n’allais pas bien gagner ma vie. Et quand j’ai fait mon travail de repérage, il était là, et il a vu que c’était le même travail qu’on faisait, on va sur le terrain, on parle avec les gens et là il m’a dit :  "tu as gagné, tu n’es pas anthropologue, mais tu fais ce que tu voulais faire."

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