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Noche herida de Nicolas Rincon Gille

Publié le 15/11/2015 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Nuit blessée 

Un film de Nicolas Rincon Gille. Mention spéciale au Cinéma du Réel, Paris 2015. Présenté au FIFF de Namur 2015 dans la sélection "Regards du présent".

Il s’agit du dernier volet d’une trilogie : En lo Escondido (LM 2007) et Los abrazos del rio ( LM 2010). Deux garçons grimpent au sommet d’un arbre comme s’ils voulaient explorer du regard le ciel, le bidonville sur la colline et la ville de Bogota en contrebas. Une femme, Blanca, leur grand-mère est adossée au tronc de l’arbre. On pressent, en cet appui, l’affirmation d’une force commune, vitale. Blanca invoque celle-ci par une prière : Ô mon âme, âme de la paix et de la guerre. Âme de la mer et de la terre. Que tout ce qui est absent ou perdu me soit rendu ou m’apparaisse. 

 

Noche herida de Nicolas Rincon GilleD’emblée, le personnage de Blanca s’impose à nous, par cette image fondatrice, dans ses rapports avec le voisinage, avec ses trois petits fils, sur lesquels elle veille et dont elle assume la subsistance depuis le décès de leur mère. La baraque dans laquelle elle a trouvé refuge est rudimentaire. Elle abrite un lit assez large pour que Blanca puisse y dormir à côté des garçons, une cuisine et quelques ustensiles, des caisses en cartons empilées l’une sur l’autre, deux fauteuils et une table étroite. Des vêtements lavés s’empilent sur le lit. La pièce s’ouvre sur l’extérieur comme une scène. Comment filmer un espace aussi étroit, aussi encombré, sans qu’un sentiment d’asphyxie ne s’empare du spectateur ? Nicolas Rincon Gilles réussit ce tour de force de construire une dramaturgie exempte de tout misérabilisme dans la description d’un total dénuement. Il fait de ce taudis le centre du monde, traversé par les conversations avec les voisines, la musique et les bruits de l’extérieur, les abois des chiens, le chant d’un coq. On y assiste aux récits de l’histoire récente de la Colombie, celle d’une guerre civile et des massacres perpétrés. Blanca domine ces évocations du geste et de la voix, par la puissance de sa personnalité, sa volonté de donner à ses petits fils un avenir meilleur, par l’instruction et le travail. Elle ne renonce jamais, son jugement demeure clair, impartial. Plusieurs modes de récits se succèdent dans le film, en répètent les épisodes, en approfondissent le sens. Il y a d’abord, les conversations vives et enjouées, dramatiques et parfois drôles avec la voisine. On y apprend l’installation de nouveaux arrivants. Ils ont acheté un terrain et construisent une maison. Ils font marcher la musique à fond, jour et nuit. Ils se bagarrent férocement à tel point que Blanca menace de les frapper de sa machette s’ils continuent à se battre de la sorte. Leur histoire est sans doute semblable à celle de la famille de Blanca. Il y a aussi le récit de l’exode du village au bidonville par l’un des petits fils. Ce devoir scolaire qu’il lit à haute voix à sa grand-mère sera repris et rectifié par celle-ci. Il raconte les raisons de la fuite de sa famille :
Ce dont je me souviens, écrit-il, c’est lorsque, en 2005, la guérilla a envahi notre communauté, elle menaça les gens pour qu’ils partent et abandonnent le peu qu’ils avaient. Le chef de la guérilla nous a menacés de mort. Nous nous sommes sauvés, mes grands-parents et moi. Nous sommes arrivés au village en même temps que l’armée. Blanca le reprend. Elle est en désaccord avec son récit parce qu’il n’accuse que la guérilla. Elle précise que sa famille était la seule visée, car ils nous prenaient pourdes mouchards. Elle dénonce l’irresponsabilité des professeurs qui incitent les enfants à écrire de tels récits. Et elle conclut : On est parti et on ne pense pas revenir. Et nous ne voulons pas nous souvenir.La voisine donne une autre version de l’histoire où elle met en cause les paramilitaires :

Ils ont tué beaucoup de gens, des enfants, des familles entières. Ils défonçaient les portes. C’étaient des paramilitaires, pas la guérilla. Ils étaient cruels et jetaient les enfants en l’air pour les empaler sur un couteau. Une femme a été tuée avec son enfant dans les bras. Ils l’ont enterrée comme cela.

Ces témoignages, certains contradictoires, constituent une sorte de corpus, sans pour autant prétendre à la restitution d’une mémoire. Ils demanderaient plutôt à être oubliés, pour permettre à la vie de reprendre ses droits.

La voisine s’inquiète également d’être sans nouvelle de son fils qui fait son service militaire. Elle craint qu’il ne soit muté dans une zone infestée par la guérilla.

La vie quotidienne est dure. Rares sont les jours où l’on mange à sa faim, peu de viande, des légumes et des œufs.

Souvent Blanca évoque la difficulté d’élever seule les orphelins. L’aîné, Didier, lui cause bien des tourments. Lorsqu’elle se rend dans un cimetière aux tombes abandonnées, c’est pour obéir à la promesse de tenir le coup qu’elle a faite à sa fille décédée, la maman des garçons. Elle invoque, une nouvelle fois, les âmes protectrices : Âmes bénies, aidez-moi avec cet enfant). Maintenez-le sur le droit chemin.

Noche herida de Nicolas Rincon GilleOn apprendra, au cours d’une conversation avec l’un de ses frères, que Didier fut maltraité par sa mère :

Je n’ai jamais levé la main sur Didier, dit Blanca, comme le faisait votre mère. Elle le blessait. Tu dois t’en souvenir. Didier porte des cicatrices sur le dos. Ce n’était pas à coups de machette mais de tiges de bambou. Toi et ta sœur vous étiez les préférés de votre mère. Vous aviez de la viande, il n’en avait pas. Il mangeait les restes.

Ces blessures infligées dès l’enfance ont laissé des traces qui expliquent l’inquiétude de la grand-mère quant à l’avenir de l’adolescent. Celui-ci refuse obstinément la discipline de l’école et fugue. Blanca, pour sa part, n’a pas connu l’école, confie-t-elle à l’assistante sociale qui l’a convoquée avec Didier. Ce qu’on ne m’a pas donné, dit-elle, je veux le donner à mes petits-fils.Didier, torse nu, assiste à la conversation, écoute les recommandations, et se tait, sans broncher.

Et la menace qu’elle sent planer sur l’adolescent et contre laquelle elle lutte avec détermination se réalise : Didier est allé vivre ailleurs, chez une femme. Il s’est battu. Blanca s’indigne au téléphone lorsqu’elle apprend la nouvelle : Elle l’a séduit, je l’ai élevé. Elle doit répondre du gamin, sage et en bonne santé. Elle savait que Didier était bagarreur. Il s’est fait frapper. Il est parti à vélo pour se venger. Il les tue ou se fait tuer… Et elle s’adresse à ces autres petits fils : Et vous, les garçons, vous traînez dans les parcs, vous savez pourtant qu’ils font du nettoyage social. On va finir par le retrouver mort. Je suis trop vieille pour courir derrière vous…

Et les voilà rattrapés par la violence aveugle. Les pétards et les feux d’artifices qui fusent dans la nuit sont, un instant, interprétés comme le bruit d’une fusillade. Nuit blessée, dont le souvenir jamais ne s’efface.

La manière de Nicolas Rincon Gilles de filmer l’espace de la baraque. Elle témoigne d’ une proximité telle qu’elle ne peut que signifier l’acceptation de la présence du cinéaste, sans restriction ni rapport de force. Elle pourrait être rapprochée de celle de Pedro Costa, dans La chambre de Wanda, s’il n’y avait toujours une ouverture sur l’extérieur, une circulation du souffle permanente. Par exemple, lors de la première conversation avec la voisine, où les regards des deux femmes sont dirigés vers l’extérieur.

Il y a des moments de fête et l’image de l’arbre qui ouvre le film dans le frémissement des feuillages

est le symbole d’une croissance : les garçons grandissent.

Blanca est à sa manière une mère courage, rayonnante de vitalité et de joie , lorsqu’elle danse avec l’un de ses petits fils ou applaudit à la réussite au collège d’une de ses filles. Ainsi l’échec n’est-il pas inéluctable, même si Didier ira finalement poursuivre ses études en internat. Aimer c’est combattre, écrit le poète mexicain Octavio Paz.

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