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Philippe Reypens - Entretien sur une trilogie

Publié le 15/12/2012 par Dimitra Bouras, Lucie_Laffineur et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Philippe Reypens est un cinéaste singulier qui a compris, dès L'Or des Anges, son premier film, l'importance de la musique qui détermine souvent le bon tempo de la durée d'un plan et d'une séquence. Mais Reypens se dispense aussi de l'artifice du style (le côté « stylé », pour utiliser le langage viral actuel). De même, il évite la beauté contemplative du monde. En s'abstenant de l'affect de la beauté qu'offre la statue de marbre, comme image idéale, il délivre un ton plus juste, celui d'une incarnation qui veut montrer et faire percevoir l'existence de la vie c'est-à-dire la vis activa (la substance) pour citer les philosophes.
Le cinéma belge est passé à un stade d'évolution qui ne permet plus aux réalisateurs de défendre les films qu'ils désirent réaliser. Le passage de l'artisanat à l'industrie est aussi celui de l'utilitarisme, du conte au compte. Philippe Reypens a cherché un autre ascenseur via le circuit Internet. Pour Eliot, Reypens sollicite les internautes, via Kiss Kiss Bank Bank, pour l'aider financièrement à terminer le film.
Il se fait qu’Eliot, le dernier film d'un triptyque (après Un peu de fièvre et Le Songe) se tournait en partie au parc de Woluwe, à Bruxelles. La très petite équipe de Cinergie est allée voir la petite équipe du film de Philippe Reypens pour l'interroger ainsi que Rémon Fromont, son chef opérateur qui utilise des caméras numériques, mais aussi (pour Chantal Akerman) des caméras pellicule. Comment, au cinéma passe-t-on de l'un à l'autre ?

Cinergie : Trois courts métrages autour de la voix musicale, de la photographie et du cinéma, cela ressemble à un triptyque ?
Philippe Reypens : En réalité, je me suis aperçu qu'il y avait un fil rouge qui reliait mes deux films précédents. Effectivement, c'est la musique et le chant dans Un peu de fièvre, qui parle de la nostalgie de la voix perdue (le chanteur retrouve sa voix à travers un instrument de musique). Dans Le songe, c'est la photo. On y découvre une femme photographe qui lutte contre le temps, entre son vieux père qui va mourir et sa fille qui va la quitter. Eliot aborde la naissance d'une vocation et interroge le destin. Il s'agit d'une trilogie ou d'un triptyque inconscient. Il n'a pas été pensé de cette façon. Mais depuis deux ou trois ans, je me disais que c'était bête de ne pas terminer le tableau.
Eliot était aussi une façon pour moi de revenir aux moments très intenses qu'est le plateau de cinéma. On y vit pleinement. Ce sont des récompenses. On ne peut pas passer sa vie à faire des dossiers et à chercher de l'argent ou écrire devant son ordinateur. Finalement, on a besoin de cette bouffée d'oxygène-là.
Par ailleurs, je l'ai fait parce que je suis sur un projet de long métrage. Cela a pris pas mal de temps à se mettre en place, et je vivais ça assez mal. J'ai déjà écrit 16 versions. Les années passaient. Pour entretenir le désir de ce métier, il fallait que je puisse tourner.

C. : Eliot, quant à lui, découvre cette flamme, le désir de devenir réalisateur...
P.R. : Le film traite de la naissance d'une vocation. Eliot est un adolescent passionné par le cinéma. Son père lui offre une caméra Super 8 Canon. Ce dernier possède déjà une belle caméra Beaulieu. C'est un rêveur, il a beaucoup d'imagination. Il entraîne ses amis dans l'aventure de réaliser de petits films - Maxime, son meilleur ami plus extraverti et Florence, une fille qui est l'amie de Maxime. Eliot est envieux et jaloux de Maxime. Il va vouloir passer devant la caméra, devenir l'acteur de son propre film aux côtés de Florence. C'est un artiste, il aime capter les choses de la vie, mais aussi en profiter, et il va vouloir forcer le destin. En voulant s'attirer les faveurs de Florence, il va créer un drame.
La philosophie du film est de dire qu'il ne faut pas toujours forcer le destin. Eliot ne peut changer sa vie que dans ses propres films. Lorsque des années plus tard, il rencontre à nouveau Florence, chacun a fait sa vie de son côté. Il doit réaliser un petit film pour son école de cinéma. C'est ce que l'on vient de tourner au parc de Woluwe , ce matin. Eliot revient dans le quartier de son enfance, car il écrit sur son passé, et change son destin dans le film. Il n'aura jamais Florence pour lui, même après la mort de Maxime, mais ils se revoient même si l'amour est passé. C'est toute la liberté du metteur en scène ou de l'écrivain de pouvoir s'inventer une multiplicité de vies.

C. : La beauté du monde comme exigence de vie, on la trouve dans les trois films que tu as réalisés...
P.R. : La beauté nourrit mon désir. J’ai du mal à passer à côté de ça, en effet. Tout en sachant qu'il y a de la beauté dans la laideur et le vécu, sinon cela devient artificiel ou fabriqué.

C. : Eliot, c'est le film dans le film, puisqu’il te permet de vivre ton propre métier de réalisateur.
P.R. : C'est exact, c'est le film dans le film, et finalement dans la vraie vie aussi.

C. : Comment as-tu fait avec si peu de moyens ?
P.R. : J'ai voulu faire ce film dans une certaine urgence, bien que le scénario était écrit depuis longtemps avec Loïc Porcher, le complice de mes autres films. On était parti sur un film plus "low budget". C'est amusant parce qu’en réalité, à chaque fois, je n'y arrive pas... Le naturel revient au galop. Travailler en fiction avec Rémon Fromont, c'est avoir toute une infrastructure, même s'il est capable d'utiliser aussi bien des caméras numériques que des caméras filmant avec de la en pellicule. Pour atteindre une certaine beauté, il a fallu se donner les moyens. On a donc décidé de le faire avec des fonds propres, mais il fallait commencer l'aventure et réunir une équipe de techniciens qui avait déjà travaillé dans mes films précédents notamment, Hugo Fernandez pour le son... On a construit peu à peu l'équipe.
Au début, j'ai un peu été effrayé par les moyens dont on avait besoin. Mais bon, on assume ! Pour pouvoir le terminer, on a fait appel à un financement participatif sur Internet, avec un site qui s'appelle Kisskissbankbank.com : jusqu'au 31 décembre, on peut y participer. Nous devons trouver quelques milliers d'euros pour nous permettre de terminer le projet.

C. : Parle-nous de ton prochain projet. Il montre notamment les chœurs musicaux de l'Allemagne de l'Est. Le film est-il un prétexte pour la musique ou sert-elle à dénoncer un régime qui a disparu ?
P.R. :
On ne dénonce rien. Ce qui est important dans ce film, c’est de montrer à quel point la culture était une priorité dans les pays de l'Est. On se fait toujours un tableau noir de l'Allemagne de l'Est, mais c'est plus nuancé. Par exemple, la culture était l'un des paradigmes de l'Allemagne de l'Est. Le Chœur de Dresde avec Praetorius, Schutz et Bach était l'un des meilleurs du monde, et pas seulement parce qu'il servait à la propagande du régime. L'accès à la culture était très développé, et c'était gratuit pour tout le monde. Cet aspect-là est très important. Par ailleurs, n'oublions pas que Jean-Sébastien Bach était un citoyen de Leipzig. Ce qui est amusant, c'est que pour propager leurs idées, les Allemands de l'Est n'hésitaient pas à se servir des grandes figures du passé, même si la musique baroque de Bach est religieuse et que l’état ne l'était pas. Un paradoxe très intéressant : la musique religieuse comme ambassadeur des pays de l'Est, le fleuron de sa culture. Dans ce système, c'était un peu une île dans le territoire communiste dans lequel on trouvait des fils de pasteurs, des fils d'intellectuels un peu dissidents, des artistes que le pouvoir laissait tranquille.

C. : Il s'agit de la relation entre le communisme et la religion, mais aussi le passage de l'Est à l'Ouest...
P.R. : Et puis, il y a les gens qui faisaient le chemin inverse. Ils préféraient rejoindre l'Est. Ils considéraient que cela correspondait plus à leur philosophie politique.

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