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Quand je serai dictateur de Yaël André

Publié le 15/05/2014 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Un film-univers ou les mondes de Yaël André

Il est des films inclassables, uniques presque démesurés qui déboulent un jour dans nos vies et s’y installent pour ne plus nous quitter. Des films qui nous touchent et nous travaillent, nous émeuvent et nous changent. Mais surtout, des films qui, par leur façon, leur style, en un mot leur écriture, nous ouvrent des chemins, tracent des pistes loin du conforme et du connu, nous donnant à respirer l’air des cimes, les vertiges des abîmes, la liberté aventureuse des océans.

Quand je serai dictateur, le dernier film de Yaël André, est certainement de ceux-là, et ce n’est pas peu dire. Avec une passion contagieuse pour le cinéma des origines, celui des grands rêveurs, des voyants et des poètes, elle réalise un véritable tour de force cinématographique, réinventant à tout moment la magie débridée et parfois insolente qui préside à la destinée d’un film.

Quand je serai dictateur de Yaël André

Résumer le propos de Quand je serai dictateur tient de la gageure. Par quelque bout qu’on le prenne, il nous échappe. Ce qui, dans son déroulement et sa structure, nous semblait si compréhensible, se complexifie à l’extrême dès qu’on tente d’en percer les secrets. Et c’est un miracle de construction et de montage qu’il ait cette fluidité narrative et cette apparente simplicité dans sa fabrication. Pourtant, c’est peut-être par le biais de sa facture artisanale, de son côté bricolage d’illuminé, qu’il est possible de donner une idée de ce qu’il met en branle, voire de ce qu’il ébranle des fondations de notre monde. Et il n’y a rien d’exagérer dans cette dernière proposition.

Yaël André a réalisé un film-univers dont l’efflorescence permanente s’anime de tous les possibles, de toutes les vies possibles. Un film pensé tel un gigantesque caléidoscope où les vies que j’aurais pu vivre seraient là, offertes, se déployant comme autant de mondes singuliers et uniques. Et tel un jeu de saute-mouton cosmique et burlesque, il me serait loisible de visiter chaque monde, sautant de l’un sur l’autre d’un coup de baguette magique. Sur tel monde, je serais dictateur et, sur tel autre, aventurier de l’extrême. Sur celui-ci, une mère attentive, sur celui-là un tueur psychopathe et sur cet autre encore, Dieu, tout simplement. Et tous ces destins, toutes ces vies participeraient à l’élaboration d’une seule et même histoire, seraient un seul et même récit.

Projet mégalomane sans doute, mais Yaël André a su trouver une manière judicieuse de mettre en scène cette pluralité. Avec une évidente empathie, mais en dictateur avisé, elle s’est appropriée des heures et des heures de films amateurs, tournés en super huit. Films de famille, de vacances, de voyages, films d’un passé et de bonheurs révolus, elle en a fait les images de son film, y ajoutant, en un geste complice, les siennes propres tournées de-ci, de-là, depuis plus de dix ans. Et jouant avec impertinence de cette idée de pouvoir absolu tout en le mâtinant d’un humour iconoclaste, elle a détourné systématiquement le sens de ces images pour mieux construire ces mondes différents. Les choisissant avec soin, les habillant de sons d’ambiance et de bruitage, leur trouvant parfois une musique pour leur donner plus de punch, elle a créé la cartographie visuelle d’un espace improbable, conjuguant lieux imaginaires et utopies habitées comme autant de réalités loufoques et biscornues, exotiques et bizarres.

Et quand elle a eu fait tout cela, tel un démiurge contemplant sa création, elle lui a donné un son, celui d’une femme à la voix voilée d’émotion, et a commencé à nous raconter une histoire. Une histoire assez simple, linéaire, presque banale si elle n’était tragique. Au point de départ, une jeune femme, un jeune homme. Ils quittent l’adolescence, découvrent les limites du monde et elles ne leur plaisent pas. Alors, ils en inventent d’autres, à leur manière, entre poésie et désordre. Ils vivent leurs rêves éveillés, se peuplent d’imaginaires, s’illuminent de folie et puis, un jour, la jeune femme part à l’étranger. Quand elle revient, elle apprend que lui, le jeune homme, Georges, est en hôpital psychiatrique. Elle va le voir. Il est loin, perdu. Quelque temps plus tard, elle apprend son suicide. En elle, quelque chose s’effondre et meurt. Reste une question. Comment faire face à l’inacceptable ?

Et cette histoire d’amour et de mort va envahir, peupler tout l’univers créé par Yaël André. Parce que si, dans une certaine réalité, Georges s’est suicidé, sur d’autres mondes, il est toujours vivant, et la jeune femme qui nous parle et se raconte va partir à la recherche de ses doubles en un jeu de miroirs proprement hallucinant. Et ce qui apparaissait comme une « vue de l’esprit », une élucubration joyeuse mais, somme toute, gratuite, va devenir une véritable machine de guerre en vue de contrer les vérités de la mort et d’abolir les rigueurs du temps. Quand je serai dictateur transforme le passé jusqu’à en faire un goût d’éternité, un éternel présent où les êtres et les choses sont comme en suspension dans les limbes de l’indéterminé. Alors, voyageant la tension entre épreuve et exorcisme, il déroule une formidable irrévérence envers les limites étriquées d’un monde toujours le même, toujours pareil, où l’on enferme la folie et où l’on bride l’imagination. Et s’il y a, pour Yaël André, quelque chose de trop dans la mort qui renvoie à quelque chose de pas assez dans la vie, son film nous dit aussi qu’il est grand temps de saisir nos existences à bras le corps et de les vivre jusqu’à plus soif.

Pur moment de cinéma, Quand je serai dictateur est un film à voir et à revoir et, dès à présent, nous n’en avons pas fini avec lui. Ses vies ne font que commencer...

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