Le film de Benjamin Hennot retrace la lutte des habitants de Couvin, en 1978, contre le projet de construction d’un grand barrage sur une rivière appelée l’Eau Noire. Ce barrage aurait eu pour fonction de soutenir l’étiage de la Meuse qui traverse, avant de pénétrer aux Pays-Bas, le bassin industriel de Liège et de Seraing. La région de Couvin se caractérisait alors par son isolement du reste de la Wallonie, ce qui explique sans doute le caractère local, indigène et spontané de cette lutte. Le cinéaste y voit l’exemple d’un mouvement populaire, non politisé, qui sort victorieux d’un combat contre un projet technocratique. Il en retrace l’histoire, aujourd’hui oubliée, à partir d’archives et d’entretiens avec les protagonistes de l’action. Le propos du film n’est pas de tracer les portraits individuels de ces derniers, mais de montrer l’énergie vitale dégagée par leur lutte. La réussite de ce documentaire tient à son dynamisme, son engagement, sa croyance en la réussite de mouvements de résistance populaires.
Rencontre avec Benjamin Hennot - "La bataille de l'eau noire"
Benjamin Hennot : J’ai longtemps habité Bruxelles, avant de m’installer dans le petit village de Pesche, juste à côté de Couvin, le long de la vallée de l’Eau Noire. En discutant avec les gens de la région, j’ai appris qu’il y avait eu, en 1978, une lutte contre un barrage, le plus grand barrage de Belgique. Au début, j’ai entendu ce qui ressemblait à des légendes urbaines, à des reconstitutions un peu fantaisistes lorsqu’on me racontait que les anti-barragistes avaient fait sauter des bulldozers à la dynamite. Mon implication dans ce genre de luttes anti-industrielles est antérieure à la réalisation du film. C’est Philippe Simon qui m’a initié au cinéma et qui m’a aidé à réaliser mon premier film « La jungle étroite ». Après ça, je me suis dit que j’allais faire un film sur l’aventure collective que constitue la lutte de cette petite ville contre la construction d’un barrage.
J’ai commencé à me renseigner. Il y avait quelques archives au Centre Culturel de Couvin. Mais ce sont surtout les anciens participants à cette lutte qui m’ont communiqué les coupures de presse qu’ils avaient conservées. Ils ont déterré, au fond d’un jardin, les précieuses cassettes de 60 minutes à bande magnétique des émissions de la première radio libre de Belgique. Elle s’appelait tantôt Radio Couvin tantôt Radio des Irréductibles.
J’ai rencontré tous les participants à cette lutte, mais aussi les ingénieurs, le chef de la gendarmerie de l’époque… Il m’a raconté que les policiers locaux étaient eux aussi opposés au barrage et qu’il avait dû faire venir des gendarmes de Bruxelles, de Namur et de Dinant.
C’était une lutte indigène, une lutte d’habitants. Les gens ont lutté parce qu’ils avaient un lien profond avec leur vallée. On y pratiquait encore l’affouage, on allait à la pêche, à la cueillette des myrtilles. On y avait vécu ses premières années, ses premières amours Le film montre certaines de ces activités. Le nom de leur association est significatif : « Association de défense du cadre de vie ». Ce n’est donc pas une abstraction comme celle de « la nature » ou de l’écologie au nom de laquelle on veut nous faire consommer aujourd’hui. La force de ce mouvement s’explique également par le fait que comme il n’était pas politisé, il réunissait des habitants de tous les milieux socio-professionnels. Chacun y allait de ses compétences. Et même les éléments les plus violents n’étaient pas rejetés du groupe, mais contrôlés par lui.
Ce qu’il y avait de formidable, c’est que des gens ont pris des risques ensemble, qu’il y a eu une vraie rencontre, un phénomène de transformation mutuelle. La perception du voisinage a changé : votre voisin n’était plus simplement un voisin, mais un complice ou un opposant.
La limite de cette lutte aura été que, par-delà l’opposition au barrage, il n’ait existé aucune autre perspective commune. C’est ce qui explique qu’après la victoire sur le projet, les participants au mouvement ont arrêté leurs actions. La radio libre s’est tue. L’aventure avait duré un an. Pour moi, le vrai sujet du film est l’énergie. C’est ce qui a déterminé toutes mes options artistiques. J’ai opté pour un montage où chaque action est racontée par cinq ou six personnes, tenant compte que certains témoins maîtrisent bien le langage, et d’autres utilisent un langage populaire, très vivant. Il y a eu un énorme travail de montage à partir de quarante heures d’entretiens.
C. : L’utilisation de l’animation participe-t-elle à cette circulation de l’énergie ?
B.H. : L’animation part de l’idée de l’Eau Noire qui pénètre dans les maisons par les cheminées. Elle crée une impression de surprise. C’est un espace musical et poétique.
L’utilisation d’un drone vise au même effet, avec le flux de l’eau qui s’élève et passe au-dessus de la ville et de la montagne. Les vues aériennes prises par ce drone représentent aussi le point de vue technocratique, celui des ingénieurs. D’autre part, j’ai aussi introduit dans le film des images de « faux » drones. J’ai pris en photo les maquettes d’un barrage qui sont montées avec les images de la vraie vallée. Il s’agissait là de reconstituer l’imaginaire de l’ingénieur.
C. : La leçon que l’on peut en tirer aujourd’hui, c’est un moment où les gens se refusent à être des victimes, prennent en mains leurs destins, mais dans le cadre de leur communauté …
B.H. : C’est ça. Le film m’a donné une énorme confiance à l’égard des mouvements populaires qui sont pluralistes et auxquels participent tous les représentants de la société. De ce point de vue, cette lutte est exemplaire, et il me semblait urgent de transmettre cela. La bataille de l’Eau noire est un film que j’aimerais situer cinématographiquement entre La bataille du Rail de René Clément (1945) qui raconte la résistance des cheminots français à l’occupant nazi et La bataille des Marolles de Pierre Emmanuel et Jean-Jacques Péché, qui retrace la victoire des habitants de ce quartier populaire sur le projet d’extension du Palais de Justice de Bruxelles. Pour ma part, je suis surtout intéressé par ce qu’un mouvement populaire produit d’exceptionnel, une créativité, que l’on pourrait qualifier d’art brut collectif. Dans mon film, apparaissent des gens qui n’ont pas de référent artistique. C’est ce que montre la séquence sur le « black water » où la voiture du vicaire a été transformée en un « Yellow Submarine » local. C’est un exemple de cet art brut collectif. J’aime bien ce style-là. Je ne cherche pas des formes nobles, je filme pop et populaire.