Cinémathèque de la Communauté française. Dans le local bienveillant d'Alain Goossens, le patron, l'équipe de Cinergie.be met un dispositif filmique en place sous l'œil attentif de Roger Beeckmans qui prépare les DVD de ses films et nous a accordé un entretien. Enseignant à l'INSAS pendant 17 ans d'un cours intitulé Les techniques de reportages et réalisateur à la RTBF, Beeckmans a mené une double carrière. Sa pratique de l'alchimie entre le caméraman et la personne qu'il filme frise la perfection. On pense au travail de Wiseman qu'il considère comme un maître du documentaire. Le professeur Beeckmans sait de quoi il parle lorsqu'il propose à ses étudiants de trouver la bonne distance dans le bon tempo. Il l'accomplit dans ses propres films. En regardant Le chemin des écoliers, Les enfants du XXe siècle et La face cachée de la guerre, on remarque que la vie de l'enfance mutilée (guerre, surdité, handicap sociaux) ou son devenir à travers les possibilités qu'offre le système scolaire est un sujet qui traverse le réalisateur depuis longtemps. Actuellement, il vient de terminer le troisième volet d'un triptyque consacré au parcours scolaire des enfants. Un cycle qui offre deux possibilités, version longue pour le parcours télévisuel, et version découpée afin de pouvoir être commentée dans les classes en présence du réalisateur.
Roger Beeckmans, cinéaste humaniste
C. : Peux-tu nous expliquer en quoi consistait ton cours intitulé Technique du reportage ?
R. B. : J'apprenais à raconter une histoire avec des images nécessaires et suffisantes. Par exemple, si l'on filme une course, il faut 4 ou 5 images qui racontent l'histoire, à partir du départ et jusqu'à ligne d'arrivée. Le gros plan du vainqueur. Cela, c'est la base. Je leur ai beaucoup demandé d'aller voir des enfants handicapés pour qu'ils puissent gérer leur émotion. Comment peut-on être derrière la caméra tout en participant à ce que l'on filme ?
C.: Comme tu as une double casquette, réalisateur et professeur, appliques-tu les pratiques que tu enseignes dans tes propres documentaires ?
R. B. : Oui, parce que c'est comme ça que j'ai commencé dans le métier. Je n'avais aucune culture cinématographique. J'étais assistant dans un studio dans lequel on faisait tout : l'enregistrement et le montage. Je travaillais souvent, comme deuxième caméra, avec une petite Paillard en 16mm - une caméra extraordinaire parce qu'on a une autonomie de 28 secondes. Il faut donc réfléchir avant de faire un plan. On doit se demander s'il faut changer de lieu, si cela vaut la peine, si on ne peut pas faire autre chose sur place ? De plus, on travaille en muet, il n'y a pas de son direct. Au montage, on découvrait toutes les erreurs de la prise de vues. J'ai donc appris mon métier sur le tas.
À l'INSAS, on continue à travailler avec des Paillard parce que c'est une excellente façon d'aborder une technique de la prise de vues. Cette caméra impose des rythmes. On demande aux étudiants de comprendre ce qui est essentiel pour pouvoir réaliser un film avec un minimum d'erreurs. On va tout de suite à l'essentiel.
J'ai eu la chance de travailler à la RTBF avec Raoul Goulard, Pierre Manuel, André Dartevelle, Josy Dubié. Ils concevaient un film comme un tout. Il y avait l'information et la narration. À la télé, j'ai pu réaliser Le chemin des écoliers qui était une série de portraits d'enfants en difficulté, soit à cause de la guerre, soit à cause de la pauvreté. On m'a laissé libre de travailler comme je voulais avec l'aide de l'UNICEF pour payer les billets d'avion. J'ai aussi pu réaliser le portrait de deux petites filles sourdes que j'ai rencontrées pendant trois ans. Ce qui m'avait intéressé, c'est lorsqu'elles m'ont dit : Je ne veux pas épouser un sourd parce que si le bébé pleure, on ne va pas l'entendre pleurer. C'était fort, mais cela m'aobligéà maitriser mes propres émotions. La caméra est une arme. On prend des risques et il faut le savoir.
Lorsque La RTBF a remballé les aînés parce que leurs salaires étaient trop élevés, j'ai eu la chance de voir mes projets repris, au niveau de la production, par Martine Barbé avec laquelle je partage le même regard sur la société. Réaliser un film, c'est aussi exprimer son point de vue. Il s'agit d'avoir la bonne distance lorsqu'on est face à un malheur. Il s'agit de trouver un manière de réagir en tant qu'être humain et en tant que caméraman. Il y a un œil qui s'attendrit et l'autre qui surveille le cadre et la lumière. Parfois, cette distance peut être très très courte. Au Mozambique, on a filmé un petit garçon qui avait vu ses parents tués devant lui. Je rassemblais le témoignage d'enfants qui parlaient de tortures subies par les parents. Il m'avait dit qu'il ne raconterait jamais son histoire, mais lorsqu'il a su qu'on allait partir, il m'a dit qu'il allait le faire. Il l'a fait, s'est très vite arrêté, et s'est mis à pleurer. Je me suis demandé ce que j'allais faire, le prendre dans mes bras... C'est ce que j'ai fait tout en pensant ce serait le dernier plan du film. Il y un moment où il faut savoir dire : on coupe la caméra.
La caméra nous protège mais jusqu'où aller, à quel moment s'arrêter. Quelle est la bonne distance ?
Pour ma part, je considère que le travail de Frederick Wiseman est un modèle pour le cinéma documentaire
C. : Etre proche tout en étant lointain avec une caméra. Pourquoi le choix de cette thématique sur les enfants ?
R. B. : : Lorsqu'on faisait des reportages, on ne s'intéressait qu'aux adultes. Cela me frustrait de laisser les enfants sans parole ou de permettre aux adultes de parler à leur place. J'en ai parlé à des amis qui travaillaient à l'UNICEF, et j'ai remis un projet à la télé avec la volonté de ne pas me mettre à la place des enfants. Et surtout, ce qu'on aperçoit pas tout de suite, mettre la caméra au niveau du regard des enfants. S'accroupir ou s'asseoir pour se mettre à la même hauteur qu'eux permet d'instaurer un dialogue. J'ai toujours précisé que ce n'est pas un film sur les enfants mais avec les enfants. J'ai toujours pris le temps de démystifier la caméra : ils peuvent regarder ce qu'on fait, prendre le casque pour écouter ce qu'ils disent. Dans Les enfants de l'immigration, chaque enfant est venu voir ce que cela donnait.
C. : Ce n'est pas évident avec une équipe ?
R. B. : Un film est toujours fait avec une équipe, aussi petite soit-elle (juste un cameraman-réalisateur et un preneur de son). Il faut donc tout le temps faire des compromis de l'un par rapport à l'autre ou par rapport à quelque chose qu'on a rêvé.
En documentaire, je n'ai jamais cru à l'idée d'un scénario préalable. Par exemple, en ce qui me concerne, on peut avoir une structure : du début de l'année scolaire à la fin - Ok, mais comment voulez-vous demander aux enfants ce qu'ils doivent faire lorsqu'on les enregistre ? Ils font ce qu'il ont envie de faire. Personnellement, je n'ai jamais filmé un enfant qui refusait d'être filmé. La caméra ne pose pas de problèmes aux enfants, alors que les adolescents commencent à être attentifs à l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes. Je pense surtout aux élèves qui sont passés du général au professionnel. Ils perçoivent leur scolarité comme une succession d'échecs, et ils ont donc une image négative d'eux-mêmes. Dans mon dernier film, j'ai pu voir le courage des profs qui enseignent dans des formations dites en alternance et prennent le temps d'essayer de transformer l'image négative des ados en image positive. C'est très important de changer cette image.
C. :Comment fait-on dans ce cas-là au moment où l'image est devenue un spectacle audio-visuel ?
R. B. : J'avais certaines classes de 8 élèves et je ne pouvais qu'en filmer trois. Les autres se mettaient dans un coin de la classe en sachant que je n'aurais pas de caméra cachée. Je n'ai jamais réalisé d'images à l'insu des enfants. Ce qu'il faut instaurer, dans ce type de documentaire, c'est un climat de confiance. Je leur ai dit que je n'étais pas là pour les juger, mais pour témoigner des difficultés de leur vie et des efforts qu'ils font pour se réaliser.
C. : Le premier volet du triptyque que tu viens de terminer s'intitule Une leçon de tolérance. Pourquoi, après ce premier film, as-tu voulu continuer à traiter le sujet ? Est-ce à cause du secteur enseignement de la Communauté française ?
R. B. :À l'époque, j'avais deux petits enfants qui entraient dans une école dite à discrimination positive. Dans ma famille, on considérait que c'était des écoles poubelles. Mon instinct de cinéaste a réagi. Je suis allé voir cette école. J'y ai découvert un directeur et des enseignants fabuleux. L' école regroupait des enfants venus de 23 nationalités différentes, et tout cela était très bien géré humainement. J'ai commencé par faire des photos, et je me suis dit que cela pourrait faire un film. On l'a fait avec très peu d'argent et un peu d'aide du CBA et de la RTBF. J'ai fait le film sur une durée d'une année scolaire, de septembre à juin. Il y avait des jours où j'allais sans caméra, avec mon appareil photo, j'étais présent et il y a donc des choses extraordinaires qui m'ont échappé.
Entre temps, le film est donc devenu une série de trois, et je me suis dit qu'il serait intéressant de suivre des élèves de l'enfance à l'adolescence - d'autres enfants, puisque le temps d'organiser une production est long. Le deuxième volet est donc consacré aux adolescents dans un lycée et un Institut technique à Schaerbeek. Le sujet est l'insertion sociale. La durée d'un an m'a permis d'obtenir une matière importante sur laquelle il faut travailler au montage pour qu'elle puisse être pertinente.
Puis, je me suis dit : pourquoi ne pas les suivre lorsqu'ils arrivent sur le marché du travail ? D'autant que sur celui-ci les chances ne sont pas égales si l'on s'appelle Mohammed plutôt que Jean-Christophe. Surtout lorsqu'on a eu une scolarité complètement chaotique.
Donc, le troisième volet est consacré à l'arrivée de ces jeunes sur le marché du travail. Il y a ceux qui viennent des pays de l'est et les Africains. J'ai suivi ceux qui ont accepté d'être filmés avec leur patron.
Curieusement, il y a des patrons roumains qui n'engagent que des Roumains et des Polonais qui n'engagent que des Polonais. J'ai même un groupe, je n'ai pas pu le reprendre dans un film de 52 minutes – qui restent entre eux et ne parlent que le polonais sauf à l'école ou l'instit les fait parler en français. Cela signifie que toute l'insertion pose problème pour ces jeunes. C'est leur portrait que j'ai essayé de faire.
C. : En ce moment, il existe deux versions : une série pour la télé et un découpage différents pour les écoles, des séquences de 10 à 13 minutes...
R. B. : Lorsque le film a obtenu un prix au festival de Monte-Carlo, Fadila Laanan, la ministre de la Culture à la Communauté, a pensé que ce serait intéressant d'avoir une approche pédagogique. Or, cela ne peut se faire avec un film de 52 minutes puisque une heure de cours à une durée de 50 minutes. Elle a vu dans mes films des moyens pédagogiques intéressants. Son souhait, et celui des enseignants, était d'avoir des thématiques et de demander au réalisateur de venir expliquer le propos du film dans les classes. On a donc découpé, autour de 13 minutes, lors d'un second montage les thèmes que l'on découvre dans la version longue, comme : qu'est-ce que l'insertion ? Qui suis-je ? Comment puis-je vivre ma religion en Belgique ? Qu'est-ce que croire et connaître ? Qu'est-ce que la science ? Qu'est-ce que la vérité ? Ou encore Comment les jeunes perçoivent-ils l'égalité entre les filles et les garçons ? Ce qui, contrairement à ce que l'on croit, est loin d'être une évidence. Je n'ai pas reçu d'argent du service enseignement, mais une aide pratique. J'ai pu avoir l'aide de Géraud Vandendriessche le monteur qui travaille à La Cinémathèque de la Communauté afin de pouvoir faire un second DVD pour les écoles, à partir de thématiques dont nous venons de parler.
C. : Cela devient rare de pouvoir découvrir à la télé autre chose que le monde du spectacle ?
R. B. : (Sourire) Autrement dit, pourquoi je m'intéresse aux déshérités plutôt qu'aux enfants qui vivent dans le culte de la performance ? Vous savez autant que moi que la télé a beaucoup changé. J'y ai démarré à une époque où elle avait un aspect pédagogique aussi important que de divertissement. Ce n'est plus le cas. On est passé de l'information au spectacle de l'information. Comme disait Hanna Arendt : « On est dans une société qui ne veut que du divertissement. À la télé, je n'ai jamais voulu faire une carrière pour devenir un des directeurs de la chaîne. Ce qui m'intéressait, c'était de filmer le monde dans lequel je vis et que je peux aborder avec une caméra grâce à un métier que la télé m'a permis de pratiquer.