Nous sommes invités à nous rendre sur le tournage du deuxième film de David Lambert, à Verviers. Les scènes de la journée se déroulent dans les installations foraines de la ville, montées en plein centre, à l’occasion des vacances d’hiver et des marchés de Noël. On reconnaît quelques têtes déjà rencontrées sur le tournage de Hors les Murs. David profite d’une pause pour prendre le temps de répondre à nos questions. Il est vrai que nous avons planté notre caméra et micro bien au chaud, dans la salle de répétition du conservatoire, tandis que le restant de l’équipe est dans la rue, emmitouflée sous les écharpes, les moufles et les bonnets de laine.
Sur le tournage de Je suis à toi, un film de David Lambert.
David Lambert : Je suis à toi est un film sur l’amour, sur l’illusion de l’amour. Quel prix est-on prêt à payer pour être aimé ? Psychologiquement, socialement, financièrement ? Qu’est-ce qu’on offre et que reçoit-on en retour ?
Lucas, le personnage principal [interprété par Nahuel Perez Biscayart], est pauvre. Il est obligé de faire avec ce qu’il a pour s’en sortir, de faire avec son corps, avec son charme, sa séduction. Il se perd en Wallonie, chez un boulanger, Henri, qui a un gros problème avec son corps, mais qui a de quoi manger et travailler. C’est cette rencontre entre misère économique et misère affective. De cette dualité naît un film, une trajectoire d’autonomie et d’un amour triangulaire. Dès son arrivée, ce jeune Argentin rencontre Audrey, jouée par Monia Chokri, vendeuse à la boulangerie et jeune veuve, qui lui redonne de l’autonomie de façon inconsciente. Lucas essaie de faire des choses gratuites pour cette jeune femme abîmée par la vie, d’être un adulte, et non plus un adolescent attardé, pour construire et nouer une relation.
La boulangerie est un lieu que j’ai beaucoup fréquenté dans ma vie, que je trouve très cinématographique. J’aime filmer les gestes du travail dans cet endroit hors du temps, aux horaires décalés : on y travaille la nuit et se repose le jour. J’avais exploré ce lieu dans mon court métrage Vivre encore un peu, et j’ai continué ici car j’étais très inspiré par Jean-Michel Balthazard, comédien qui joue Henri, que je voulais recontextualiser dans un décor similaire. Je trouve la boulangerie parfaite pour cette histoire, qui est comme un cocon à la fois très chaud et très dur. Le film tente de rendre compte d’un monde qui disparaît, celui des petits commerçants, des artisans du pain qui refusent les consortiums industriels et se sacrifient pour un commerce de proximité et de village. Henri a certes un côté obscur, mais c’est aussi un personnage survivant, c’est ce monde qui disparaît inéluctablement que je veux décrire. Lucas, l’Argentin, n’a pas conscience de cela lorsqu’il débarque, car à ses yeux, l’Europe est symbole de richesse absolue, alors qu’Henri est au bord de la faillite bien qu’il ne l’assume pas encore. C’est une lutte économique au quotidien.
Cinergie : Quel est le personnage qui dit « Je suis à toi » ?
D. L. : C’est Lucas qui fait croire à Henri qu’il est à lui, c’est Henri qui aimerait être complètement à Lucas, et enfin c’est Audrey qui aimerait retrouver ce sentiment d’appartenir à quelqu’un, mais qui n’y parvient pas vraiment. Tous les personnages dans leur relation pourraient prononcer cette phrase, mais ils ne la disent à aucun moment. Je suis à toi, c’est l’illusion de l’amour, car on a toujours envie d’être complètement à quelqu’un sans jamais y parvenir.
Lorsque j’évoque la prostitution, je parle du libre arbitre. À un certain stade, nous sommes dans l’obligation de faire des compromis et de perdre une certaine autonomie. Au final, toutes nos relations amoureuses contraignent notre libre arbitre. C’est ce que raconte le film, ce tout petit gain d’autonomie acquis par Lucas essentiellement, qui quitte cette dépendance totale de côtoyer des hommes riches pourvoyant à tous ses besoins. C’est le même processus à l’œuvre pour les autres personnages, à l’image d’Henri qui bascule son rapport de dépendance affective, fantasmant toujours l’autre, vers la recherche d’un alter-ego. Audrey s’éloigne un peu de son deuil, de ce mari mort qui la poursuit et la hante. Le propos du film, c’est aussi cette notion de fantasme, d’image sublimée de l’autre qui ne correspond pas à la réalité.
Il y aura possiblement deux versions de ce film, car il y a des scènes très sexuelles, le personnage gagnant sa vie par le sexe. Considéré par les autres comme « une bite sur pattes », il devient, peu à peu, un visage et un être humain à part entière. Pour mettre en scène cette évolution, il faut passer par des scènes de sexualité crues et d’autres plus douces, parfois pudiques. J’aime l’idée que le film soit vu par les adolescents, et je ne veux pas imposer de pornographie, même si elle est accessible partout, alors qu’un public adulte est responsable et sait ce qu’il voit.
Nahuel Perez Biscayart : Mon personnage s’appelle Lucas, il vient d’Argentine. Il est censé ne pas parler français au début du film et apprendre la langue petit à petit. C’est un escort argentin qui rencontre le personnage d’Henri. Il lui paye un billet d’avion pour venir en Belgique travailler comme boulanger apprenti. Mais en plus d’être apprenti boulanger, il va se prostituer.
Cinergie : Avant d’arriver ici, il savait qu’il allait se prostituer ?
N. P. B. : Oui, il se présente comme tel – escort argentin. Le personnage de Jean-Michel Balthazard veut le sauver en lui proposant un vrai boulot, mais la relation est très ambigüe. On se situe à la limite de l’esclavagisme. Henri n’est pas méchant envers Lucas, mais il l’exploite, il le fait travailler tous les jours à la boulangerie pour de l’argent de poche. Il lui dit “Ok, je te sauve de la prostitution, mais tu viens vivre avec moi, travailler avec moi, dormir avec moi.”
Lucas rencontre le personnage d’Audrey et il se cherche, il essaie de retrouver son propre plaisir. La prostitution te place dans une situation tellement violente que tu perds la notion de plaisir ou la notion de choix. Tu deviens un objet, une chose et finalement tous les rapports d’amour, de plaisir, de joie deviennent tordus. Le film raconte aussi comment Lucas, à travers cette expérience, ce voyage, arrive à retrouver sa sexualité parce qu’au fond, il n’est pas gay. Il se prostitue uniquement avec des hommes pour bien faire la césure entre le travail et l’amour.