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The Upper Passage Trilogy de Renaud De Putter et Guy Bordin

Publié le 15/02/2012 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

L’ailleurs…

Les deux premiers courts métrages du compositeur Renaud de Putter et de l’ethnologue Guy Bordin, J’ai rêvé (2006) et Daphné, éloge du lointain (2009) se retrouvent comme tissés l’un à l’autre dans Circe’s Place (2011), long métrage qui met en vis-à-vis les deux communautés approchées et doucement caressées dans leurs précédents films aux deux extrémités du monde. Peu à peu, une forme se creuse et se systématise. Documentaires, essais ou flâneries cinématographiques, cette trilogie du « Plus haut passage » est tout cela, mais plus encore, un art du récit, étroitement lié à celui du voyage. Trois films qui s’appellent et se répondent, et composent une œuvre riche et troublante.

The Upper Passage Trilogy  de Renaud De Putter et Guy Bordin

Venus tous deux d’un autre horizon que le cinéma, Guy Bordin et Renaud de Putter tissent ensemble une œuvre forte qu’on pourrait imaginer comme la parfaite hybridation d’un œil et d’une oreille. À Guy Bordin, peut-être la précision sans doute ethnographique d’un regard qui, sans jamais annuler la frontière d’une altérité que sa caméra désigne, se tient toujours en face, ouvert, silencieux, intense et qui recueille visages, corps et récits, et plus loin, l’épaisseur d’une histoire et d’un monde. À Renaud de Putter, la force de l’univers sonore, l’oreille aux aguets d’une mélopée très ancienne, connue de tous et pourtant toujours tue, tressée désormais à d’autres chants - et la beauté d’un lyrisme qui s’épanche en boucles de mots pour ciseler l’intensité brutale d’une réalité éminemment présente.

Dans J’ai rêvé, Bordin et De Putter captent, dans une petite communauté inuite, au nord du cercle arctique, quand la nuit jamais ne tombe, les images qui ouvrent le sommeil. En plan fixe, des gens racontent à la caméra leurs rêves, livrant comme le noyau de joies ou d’angoisses brutales et ancestrales. À ces récits simplement enregistrés, le film ajoute sa distance dans ses silences, en partageant des scènes du quotidien ou des plans plus contemplatifs du monde environnant qui semble régir et induire la communauté. Fêtes, village, glacier, banquise, horizontalité blanche... D’autres plans fixes, en noir et blanc, viennent faire translation entre le monde diurne et ces rêves nocturnes. Entre les silences de ce lieu et les récits bruts de rêves laissés au monde des rêveurs, jamais interprétés, s’instaurent comme des échos, un dialogue silencieux entre deux rives que la caméra, sorte de Charon, fils des Ténèbres et de la Nuit, nous fait appréhender.

Le procédé cinématographique s’épaissit et s’enrichit, moins lumineux et plus luxuriant, dans Daphné, éloge du lointain, tourné cette fois à Samoa. Là encore, le documentaire s’arrime dans cet ailleurs lointain qu’il filme laconiquement, attentif à son souffle, ses mouvements, des bruits de nuits et des éclats de vie urbaine, ses foules, ses corps et ses paysages. Et encore, il s’amorce autour de récits intimes qu’il met en partage. Dans Daphné, deux « fa’alafine », deux travestis se racontent. Le premier est l’histoire d’une voix, une voix puissante et belle, mais qui n’arrivera pas à se réaliser. Elle aurait voulu s’échapper de son île, gravir les marches de l’opéra, chanter, interpréter, mais elle ne partira pas. L’autre s’appelle Daphné. Cette Daphné là est aussi un homme devenu femme, qui, après avoir quitté son pays, flotte langoureusement dans le snack qu’elle tient au bord de l’Océan. Sur ces deux histoires, Bordin et De Putter en tissent une troisième, qui ouvre le film et l’éclaire, celle d’une jeune fille sauvage et muette, qu’ils filment avant de la raconter - de l’inventer sans doute - elle aussi en partance, en désir d’ailleurs, mais intensément présente, solidement arrimée au corps de son paysage. Les femmes de Daphné sont toutes empreintes de la nostalgie d’un impossible. Mais leur chair, leur rêve, leur vie se voudraient l’incarnation de points limites, de rencontres avec un horizon inatteignable.

À la manière de Circé. Circé la magicienne, qui possède l’art des drogues, qui fait lien entre le monde humain et le monde animal, est aussi Circé la merveille, qui permet à Ulysse de retrouver son chemin. Elle est ce lointain du voyage, abyme et secours des voyageurs, leur risque et leur salut, le point noir d’une frontière mouvante et fluctuante où tout, de se mêler, prend le risque de s’anéantir comme de surgir. Autour de cette figure, autour de la description d’un lieu imaginaire, profond et incertain, porté en soi, rêvé au noir de l’homme depuis la nuit des temps, comme une maison profonde, le seuil d’une altérité franchie dans la pénombre des rêves, à maintes reprises raconté dans le film ; autour encore ce « vaa », qui désigne la pirogue, l’embarcation, mais par extension, cet espace de translation, vide au cœur de l’identité, béance qui sépare, apaise mais qui se transforme, se remplie, frontière mouvante et mutante, Circe’s Place vient nouer les deux communautés filmées dans J’ai rêvé et dans Daphné. Il les met en dialogue, l’une et l’autre, faisant rebondir ici, puis là,d’autres histoires rêvées, des quêtes originelles, des suites de délires ou de visions. Tous ces récits se superposent tantôt à des images contemplatives et largement ouvertes au lointain, tantôt à des moments de vies communautaires, denses et banales, comme la mer, les nuages qui défilent, l’étendue des glaciers ou une rue passante sous la pluie, une enfant qui court le long d’une route, des femmes qui cousent… Le blanc aveuglant du cercle arctique et la luxuriance verdoyante de Samoa se reflètent l’un dans l’autre à travers des éclats qui se renvoient la balle… Sur ces voix souvent en off, peu à peu, avant, après, se glissent des visages qui parlent face caméra, induisant un léger décalage entre les corps et les voix, une indécision qui les fait flotter un peu à côté d’elles-mêmes et leur permet de se fondre les unes aux autres, sans tout à fait perdre leur identité charnelle. Voix de l’intime et pourtant détachées, elles rejoignent une sorte de chœur du monde, atemporel et universel, comme les photographies feuilletées à la fin de Circe’s Place.

Autour du rêve, cet instant où l’être se projette en dehors de lui-même, Bordin et De Putter retissent perpétuellement sur l’anecdote, sur l’histoire intime, du récit. Peu à peu, de leurs films, s’élèvent une forme de pensée méditative et charnelle, inscrite dans un territoire, portée par des corps. Mais flottante, ouverte et comme sillonnée de tant d’ailleurs, de tant de récits qui font translation entre eux, qu’elle s’épanouit, presque évanescente, vers le creuset d’une forme plus ancienne encore que le conte, le mythe. Le principe qui guide leur cinéma est celui de la translation, de la brèche qui, pointant l’écart, réunit dans le même mouvement. Alors, leurs films se construisent sur des alternances, des coutures, des raccordements d’éléments disparates mais fondus entre eux par les glissements des voix, des musiques, des chants sur les images. Par ricochets. Alternance de paroles et de silences, entre paysages et corps, entre récits et villes, entre couleurs et noir et blanc, entre chant et bruit du monde, une alternance sans cesse comme un retour, comme les flux de la mer, vient faire respirer leur matière cinématographique, la creuser d’un écart toujours à combler, toujours à penser. Cinéma très maîtrisé, contrôlé, apaisé, cinéma de la respiration, leur trois films sont largement ouverts à l’ailleurs dans cet interstice que crée la fluctuation de la parole, les modulations de la voix superposées à d’autres paysages, d’autres récits, d’autres images…En tissant entre eux récits de rêves et récits de vies intimes, ils brodent peu à peu la matière évanescente d’un creuset commun, tout en réussissant à ne jamais nier la singularité puissante des êtres qu’ils accrochent à leur lumière.

Cette contemplation, cette écriture dense des récits, cette césure perpétuelle du montage entre voix et images, mettent toujours à distance, dans un mouvement ténu, sur la limite. Comme si ces trois films disaient tous en même temps l’échec, l’impossibilité de l’échappée, une rencontre toujours à recommencer, mais qu’ils la pointent, encore et toujours en chacun d’entre nous, corps brassé par l’épaisseur de sa propre densité, de sa propre histoire indissociablement mêlée à celle d’un monde toujours en mutation, clos et ouvert, proche et lointain, même et autre. C’est « une joie plus subtile que celle des histoires. Celle de poursuivre. »

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