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Tous les chats sont gris de Savina Dellicour

Publié le 15/05/2015 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Se choisir

La nuit, donc, quand tous les chats sont gris, tout se vaut. Un homme comme un autre. Surtout quand une femme pleure un amour déçu et qu'elle a beaucoup bu... Et puis il n'y a pas que la nuit que tous les chats sont gris. Peut-être que grandir, sortir de l'adolescence, c'est quitter une vision simpliste de la vie où il y aurait les palais et les chaumières, les bons et les méchants, le beau et le moche, pour déciller, découvrir une réalité beaucoup plus complexe, se réconcilier avec ceux qui nous blessent et choisir d'aimer ? Le premier long métrage de Savina Dellicour est un coming-of-age story, l'histoire d'une jeune adolescente de 16 ans qui part à la découverte de ses origines et fait sauter les verrous des secrets de famille. Avec deux beaux acteurs principaux, Marion Capelle qui fait ses premiers pas et Bouli Lanners en vrai détective suspecté d'être père, le film est revenu du festival de Santa Barbara avec le Prix du Meilleur Film. 

Tous les chats sont gris de Savina DellicourSi Savina Dellicour passe pour la première fois à la réalisation d'un long métrage pour le cinéma, elle ne s'essaie pas et ne sort pas non plus de nulle part. Elle a déjà à son actif plusieurs courts, elle est diplômé de la National Film and Television School de Londres. Elle travaille en Angleterre depuis plusieurs années, a réalisé quelques épisodes de séries télévisées, rempilé à plusieurs reprises pour Channel 4. Production sans doute plus intime, ce premier film renoue avec les thèmes de ses courts métrages : l'adolescence (Strange Little Girls – 2004), la famille (On-Off, 1998 ; Ready – 2002), la confrontation. Dans Tous les chats sont gris, Dorothy pressent que son père n'est pas son père, veut en savoir plus, et se heurte sans cesse au « comme si de rien n'était » de sa mère (Anne Coesens), quand ce n'est pas son silence buté. Alors, elle choisit d'embaucher un détective privé qui croise son chemin pour retrouver ce père. Mais si le détective en question (Bouli Lanners) se trouvait là, c'est que lui-même la suit, qui pense l'être, son père.

Imbroglio, quiproquos et chassés-croisés, tels pourraient être les maîtres-mots d'une tragi-comédie familiale à la Woody Allen sur les illusions et les secrets. Mais Tous les chats sont gris n'est pas un film qui cherche à se distinguer. L'inventivité narrative n'est pas sa volonté, la recherche formelle n'est pas non plus sa question. Assez tranquillement, et avec une certaine douceur, Savina Dellicour dénoue les fils de son histoire pas à pas pour raconter la lente émancipation d'une jeune fille fragile, et les cruelles désillusions qui guettent au sortir de l'enfance. Elle ne fait pas le choix d'un genre. Son film en brasse plusieurs, multiplie les registres, les tons et les variations. Et si elle se tient très près de Dorothy, elle va et vient entre plusieurs tragédies intimes, celle de la jeune fille, moteur de la narration, mais aussi celle de Paul, le détective ou celle de sa mère. En suivant l'enquête de son personnage, elle reconstruit une mosaïque fragmentée. Les flashbacks qui ouvrent le film s'éclairent au fur et à mesure que les personnages croisent le regard de la jeune fille qui fait tomber les masques.

 

Tous les chats sont gris de Savina DellicourSur cette intrigue un peu convenu, Tous les chats sont gris peine à s'inventer en dehors des clichés (la peinture d'un certain milieu bourgeois glacial est vite expédiée), des incontournables scènes sans grande surprise (cris et déboires, scènes de ménages, confessions), et de la psychanalyse bon marché (la réitération des chemins de vies est un peu grossière). Alors, on le regarde pour le talent de ses comédiens. On tremble pour la déception de Paul, touchant et fragile Bouli Lanners, bien plus pour les affres de souffrances des secrets divulgués. Le duo qu'il forme avec Marion Capelle fonctionne à merveille et la jeune fille, chat sauvage buté et solaire, est très émouvante. On s'amuse plus aux petites intrigues adjacentes qu'à suivre la lente advenue de la vérité. Et Tous les chats sont gris affiche un talent certain pour la comédie (scènes hilarantes du duo comique Lanners-Lecuyer) et le portrait de l'adolescence (les séquences qui suivent les jeunes filles dans leurs errances saisissent sur le vif les inquiétudes et les désirs qui les agitent).

 

Alors, peu à peu, le film semble se dérouler dans ses marges. Ce qui y est le plus anecdotique est ce qui fonctionne le mieux. Et finalement, c'est dans les détails et les chemins de traverses que Savina Dellicour trouve sa grâce, sa légèreté, et une certaine élégance.

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