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Une ferme entre chien et loup de Chantale Anciaux

Publié le 15/04/2015 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

Une ferme entre chien et loup est né d’une rencontre de voisinage. Chantale Anciaux fait la connaissance de Marie-Thérèse et André, le couple d’exploitants agricoles vivant en face de sa maison de campagne, dans la Botte du Hainaut. La réalisatrice ne promène pas seulement sa caméra, elle crayonne, croque animaux et végétaux. Images filmées et esquisses s’enchaînent comme autant de tableaux d’un petit monde en soi qui semble toucher tristement à sa fin. 

Une ferme entre chien et loup de Chantal AnciauxLa ferme de la Barrière voit en effet défiler ses dernières saisons. Les contrôles imposent leurs jougs restrictifs et normatifs, le lait n’est plus conforme. De l’hiver à l’automne, pourtant, le couple perpétue les gestes quotidiens du travail, avec le même investissement. Ce qu’il faut d’énergie et de force dans le déblayage du foin, la traite, l’ouverture du flanc de la vache pour la césarienne. Ce qu’il faut de patience dans l’accumulation méthodique des mottes de beurre ou de paille. Et ce qu’il faut de minutie dans la couve des œufs : André les observe les uns après les autres à la lampe, pour vérifier que les embryons grandissent bien. Il prendra donc garde de ne pas claquer la porte en sortant. Car un œuf a besoin d’un silence d’or pour se développer, ne pas déchirer sa membrane sous la coquille. Et quand il découvre le fœtus mort-né d’un poussin, la finesse du corps grêle associée à la décomposition organique apporte l’incarnation sensible d’un entremêlement de délicatesse et de crudité. Le film tricote ainsi ces mailles à l’envers et à l’endroit, elles sont les composantes même de la vie. À la ferme, « il n’y pas de mois sans naissance, pas de semaine sans mort ». De même, leur petit-fils appréhende le cycle biologique comme terrain de jeu. Ses figurines d’animaux se reproduisent en saillie, tandis qu’avec son mini-tracteur, il file jeter le cadavre d’une poule dans le tas de fumier, sans autre forme de procès. Il nage entre ces temps de vie et mort comme un poisson dans l’eau.

La cinéaste dirige sa loupe sur les détails, et du microscopique relève la beauté naturelle, simple, ou bien les reliefs incongrus. Amoncellement de sensations vives et variées. Entre kaléidoscope et touches impressionnistes, Chantale Anciaux s’attarde sur la brume, la lumière dans l’étable, les vierges de plâtre et le shampoing de Marie-Thérèse au-dessus de la bassine. Elle isole les éléments à la manière d’instantanés photographiques et annule toute hiérarchisation de valeur. Chaque fragment a sa place dans la mosaïque, chaque objet fait sens. La fourche d’André par exemple.
Une ferme entre chien et loup de Chantal AnciauxL’outil, par métonymie inversée, figure la vieillesse : il gagne des dents (pour faciliter le travail), quand l’humain perd les siennes. Et cette garde-robe à n’en plus finir révèle la face cachée d’une femme volontaire, travailleuse acharnée. Marie-Thérèse, grande coquette, présente ses tenues une à une, et se rappelle les événements liés à chacune d’elles. Et de conclure : « Les gens vont dire que je suis sotte d’avoir autant de robes. » Se pose ici la question du regard porté par le spectateur. André, lui, s’étonne de pouvoir être le sujet d’un film : cette vie est si «ordinaire». Et pourtant, ce qui pour eux a toujours existé, une production autonome et familiale, est malheureusement devenu tout sauf ordinaire. À l’heure d’une agriculture industrialisée et fonctionnant à plein régime, la problématique soulevée par leur forme de résistance est plus qu’actuelle. « Je ne regrette pas mais, dans le fond, c’est un métier quand même stupide. On est regardé stupidement maintenant : une petite ferme. (…) Quand on aura fini, on sera usé, on ne saura plus rien faire. Et tout cela pour une minable petite pension. »

Si la Ferme de la Barrière est contrainte d’arrêter son exploitation laitière, il lui reste cependant plus d’un tour dans son sac. Les inséminations de bestiaux vont servir à la reproduction de vaches à viande. André construira des barrières. L’un des derniers plans présente Marie-Thérèse immobile, assise et souriante. Sa lèvre inférieure légèrement retroussée lui donne son éternel air canaille et une mine de défi. Ces deux-là n’ont pas fini de se réinventer…

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