En décembre, le Fonds Henri Storck a organisé un panorama et un Prix du meilleur documentaire. C'est Voir sans les yeux de Marie Mandy qui a obtenu le Prix. Vitor Pinto, notre collègue de cineuropa.org vous parle de cette belle réussite.
Voir sans les yeux de Marie Mandy
L'autre côté de la cécité
Comment les aveugles et les malvoyants perçoivent-ils le monde? Et comment faire mieux comprendre cette réalité si particulière à ceux qui regardent le monde en couleurs et sans taches? Dans Voir sans les yeux, Marie Mandy semble être partie de ces deux questions pour construire le portrait puissant de 5 personnes dont la cécité – totale ou partielle – n'a pas été un obstacle à une vie réussie et à une intégration sociale (presque) pleine. Le documentaire, qui avait déjà gagné le Prix Europa 2004 dans la catégorie "non fiction", vient de remporter le Prix Henry Storck du meilleur documentaire belge de 2005. Le sujet, traité plusieurs fois dans de nombreuses œuvres, est abordé ici de manière frappante, en montrant, dans une mise en scène aux techniques audacieuses, les limitations et les espoirs de ceux qui ont les yeux au bout des doigts. John Hull, un professeur de Birmingham de 69 ans, n'est qu'un des exemples des personnes dont le quotidien a été bouleversé par la cécité. Des témoignages nous rendent compte du choc initial, ainsi que du processus permanent d'adaptation à une nouvelle forme de vie.
"J'ai vécu la perte de la vue comme une perte de la réalité. Mon corps a commencé à disparaître. Mon identité était liée à mon apparence. Ne plus me voir m'a fait perdre mon identité. Mon univers a disparu aussi", nous avoue-t-il. Dans un monde aux images floues – comme un brouillard permanent – le tact et l'audition compensent le manque de vision et la camera de Marie Mandy continue sa recherche. Une sculptrice et thérapeute de la voix de 41 ans explique jusqu'à quel point ces deux sens vont ensemble dans son travail et dans sa vie de malvoyante où "nulle part est noir". Un homme de 49 ans n'hésite pas à faire son jogging accompagné par son chien en même temps qu'il nous raconte sa "vision impressionniste" du monde. Une fille de 9 ans arrive à faire de la peinture alors qu'elle ne voit que des couleurs et des contours. Et un sénégalais, aveugle depuis l'âge de 5 ans, est devenu athlète de haute compétition. Les 5 récits se croisent et forment une compilation d'histoires où chacun à sa manière a refusé d'être une victime.
Plus qu'une tentative de compréhension théorique – dont le résultat serait sûrement un film distant – ici le choix, c'est de nous faire plonger dans le monde perceptif des non-voyants. Le but est de nous faire voir la vie comme si nous partagions, nous aussi, cette condition. Pour y arriver, plusieurs plans sont envahis de taches qui révèlent un champ de vision réduit, en même temps que l'utilisation d'images floues rend les témoignages plus brutaux et plus proches de la réalité de la cécité. Marie Mandy a également utilisé la caméra thermique, qui filme le monde sans lumière, tel que les aveugles le voient. Mais les moments les plus étonnants, sont ceux qui montrent John Hull dans son trajet jusqu'à l'Université. Avec une caméra crayon attachée au bout de sa canne, il exemplifie jusqu'à quel point il doit être attentif afin d'éviter les accidents. "La canne fait partie du corps", explique-t-il, "on ne l'utilise pas. On est la canne". A la fin, l'analogie avec Alice aux pays des merveilles se présente. La cécité est un monde à part où le bonheur est peut-être possible. Mais, on s'en doutait, il faut trouver la bonne clé.
Vitor Pinto