Vous êtes servis de Jorge León
Moderne servitude
Un lieu, un lieu unique, une école, quelque part en Indonésie, sur l’île de Java. Une école parmi d’autres où des femmes enseignent à d’autres femmes plus jeunes comment servir et obéir à des maîtres. Autrement dit, comment, au plus près de la servitude, devenir des bonnes à tout faire, taillables et corvéables à merci, futures marchandises humaines vouées à l’exportation vers les nantis des émirats du golfe, de Taiwan ou d’ailleurs. Autour de l’école, quelques hommes, sorte d’agents spécialisés en force de travail servile, entreprennent et conseillent ces jeunes femmes, leur faisant miroiter des salaires élevés et un avenir pour elles et leur famille délivrée de la précarité.
Dans l’école, ces même jeunes femmes apprennent à accepter les conditions et les règles de leur future exploitation, de leur immédiate soumission. Cela commence en mineur par les tâches domestiques, laver, nettoyer, cuisiner, lessiver, balayer, frotter. Cela continue par les codes de politesse, se courber, se taire, accepter, être disponible, en service, sans cesse. Cela se poursuit en apprenant à répondre à un autre nom que le sien, en apprenant non pas la langue de ceux qu’elles vont servir, mais les mots de leurs ordres, ces ordres qui, de jour comme de nuit, cèleront leur mise en esclavage. Cela se conclut enfin par ces contrats d’abandon de tous droits autres que celui de servir, et ces emprunts bancaires, véritables dépendances financières les obligeant à rembourser les bienfaits de l’école et les attachant pieds et poing liés au bon vouloir de leurs futurs employeurs.
Pour son nouveau documentaire, Vous êtes servis, Jorge León a partagé la vie de ces jeunes femmes pendant les quelque six mois de leur apprentissage en domesticité. Il les a filmées au plus près de leur quotidien, trouvant une justesse de ton et d’approche faite d’empathie et de pudeur. Son travail à la caméra, loin de décrire ce lent mouvement de bascule vers la perte de soi, nous le fait vivre comme de l’intérieur, nous conduisant à ressentir de plus en plus intimement l’univers de ces femmes et l’inacceptable de leur vie.
Dans le regard de Jorge León, pas d’apitoiement, pas de jugement, mais une rare lucidité faite de chaleur et de présence et qui se traduit dans sa façon si particulière de saisir la fragilité des gestes, la fatigue des corps pour mieux nous rendre les tremblements d’une âme, les hésitations d’une conscience.
Cinéaste du ressenti, du vécu, Jorge León a voulu son film comme une expérience personnelle presque physique de ce qui se joue pour ces femmes. Pour lui, pas de commentaires, pas d’interviews, mais une somme d’instants qui se nouent en une spirale implacable nous amenant au bord d’un abîme. Là, devant un four à micro-onde ou une machine à laver, il laisse un temps s’installer, celui où une femme lit quelques lettres de celles qui travaillent à l’étranger et qui disent, avec des mots simples, l’horreur et l’épuisement, le travail et la honte. Difficile alors d’échapper à ces questions qui sont autant d’émotions partagées sur ce qui, d’elles à nous, fait sens et nous bouleverse.
Avec une apparente simplicité dans la mise en scène, Jorge León réussit, en faisant corps avec ce qui se passe dans cette école, à nous parler du monde, de notre monde avec une force qui détonne. Grand moment de cinéma, Vous êtes servis est un film abouti, dépouillé de tout artifice, parfaitement maîtrisé et en cela vrai et terriblement essentiel.