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Yves Dorme : Paroles intimes

Publié le 01/03/2006 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Paroles intimes – Dialogues avec le cancer est un film à voir même si le sujet est tabou et fait peur dans notre société où la santé florissante, les corps musclés et sportifs sont devenus les icônes publicitaires d’une société dite d’abondance.

On y est dans la parole pas dans le discours.

Yves Dorme : Paroles intimes

Cinergie : Bénédicte, Jean-Paul et Marion sont dans un questionnement d’eux-mêmes par rapport à la vie mais pas du tout dans le moment de l’annonce de la maladie, le fatum… C’est frappant dans le film.
Yves Dorme :
Ils sont passés par là mais ont dépassé ce stade. Ce n’était d’ailleurs pas le sujet du film. Si je voulais avoir une parole sûre, il fallait que ces personnes aient un minimum de distance par rapport à la maladie. Je les ai donc pris lorsqu’ils avaient dépassé ce cap. J’avais envie de montrer la lucidité des gens. Cette lucidité, je l’ai rencontrée partout. Il y a une tendance à l’infantilisation des malades. J’ai rencontré des personnes qui m’ont confié voir des psychologues qui n’ont pas leur expérience de vie. La maladie fait tellement peur, qu’on ne s’autorise pas à parler avec les gens normalement. C’est comme si on devait prendre en charge leur maladie. Ce sont des adultes comme tout le monde. Ce sont des gens comme moi. C’est aussi un parti pris. Je n’avais pas envie de rencontrer des gens souffrants. Je n’avais pas envie de répercuter cela. Jean-Paul, lorsqu’il allait en chimiothérapie, disait qu’il voyait des malades extrêmement lucides et forts. J’espère que c’est ce qui passe dans Paroles intimes, un dialogue. Il ne s’agit pas de prendre en charge le malade. Je peux avoir de la compassion pour lui, mais je ne peux pas être malade à sa place. Le dialogue est un échange qui nous a beaucoup porté pour faire le film puisque je les ai considérés davantage comme des collaborateurs que comme des malades. Pour moi, le documentaire est une fiction sur un sujet réel. Après deux jours de tournage, on discutait. Je leur disais « j’aimerais privilégier cet axe-là et on en parlait ». Chaque fois qu’on tournait, je leur disais ce qui allait se passer. On discutait beaucoup avec l’équipe autour d’un café. Je n’avais pas envie de voler des images, cela ne m’intéressait pas. Ils ont parlé de leur maladie, je les ai mis au courant du projet. J'ai dit à Jean-Paul que je ne croyais pas pouvoir réagir comme lui, mais que c’était précisément ce qui m’intéressait. C’est ce qui a permis l’envie de donner.

C. : Pour quelle raison as-tu réalisé le film ?

Y. D. : Une des raisons est le décès de mon père d’un cancer. Il ne m’en a jamais parlé. Tu ne vois que les signes extérieurs et tu essaies de deviner ce qui se passe, mais si l’autre ne veut pas en parler ? Tu imagines puisqu’il n’y a pas de dialogue. Le rechercher a été une de mes motivations dans Paroles Intimes. Souvent, les malades ne parlent pas de leur maladie  à leurs proches. Ils essaient de les protéger pour ne pas les alourdir avec leurs problèmes.

C.  : C’est ton premier film ?

Y. D. : Pas tout à fait. J’avais fait un film de fin d’études sur Henri Colpi, à la sortie de l’INSAS. Vu le sujet de Paroles Intimes, je devais assumer le fait que ce soit mon premier film. On avait décidé de filmer dans une certaine optique et on s’y est tenu. Au milieu du tournage, j’ai montré les rushes pour voir si le film tenait la route. Le plus dur a été la mort de Jean-Paul puisque je n’avais pas encore commencé le montage. Il n’est pas mort de son cancer mais de sa chimiothérapie. Il a tenté le tout pour le tout, malgré l’avis défavorable de son oncologue. Il s’est dit si cela réussit, je gagne quelques mois de rémission.

C. : Tu ne crains pas que le sujet soit un peu tabou. Le cancer, on en parle peu.

Y. D. : Ceux qui regarderont le film auront un intérêt pour le sujet. Ce n’est pas un thème vendeur, mais comme c’est une maladie qui frappe tout le monde maintenant. C’est un tabou sur lequel je voulais revenir. Je voulais dépasser cette frontière qu’on trace dés qu’on voit un malade. Il y a peu de films qui en parlent, hormis les films médicaux. J’ai voulu mettre la personne en avant-plan de sa maladie.

C. : Des personnes plutôt que des malades et aussi un désir de vivre…

Y.D. Je voulais considérer la personne dans ce qu’elle est. Si on ne regarde que sa maladie, on réduit toutes ses possibilités de vie. Les personnes que j’ai rencontrées sont malades et en vie. C’est ce qui m’a frappé. J’avais envie de montrer cette vie. Parce que la difficulté de cette maladie est d’arriver à rester dans la vie. Cela n’a rien d’exceptionnel. Mais souvent, notre peur face à elle fait écran à la possibilité de rentrer en contact avec la personne. J’ai voulu renverser cette tendance. Ce qui m’intéresse c’est la personne. Je pense que les malades ont quelque chose à nous apporter. C’est une façon de les réintégrer dans notre communauté, de ne pas les laisser dans un coin d’hôpital en attendant qu’elles guérissent. La maladie pousse certaines personnes à se redéfinir. Ce que j’espère, c’est la possibilité d’un retour, que le film pose des questions par rapport à ses propres choix.

C. : Ce sont les moments forts du film, ceux de la remise en question de ses choix ?

Y.D. : J’ai pris trois personnes dans des moments charnières, au moment où il y a un basculement qui est en train de se produire. Pour Bénédicte, il s’agit de cette espèce d’inconnu qui plane sur elle. Elle ne sait pas si elle est guérie ou non. Jean-Paul est dans une préparation à la mort. Quant à Marion, elle retourne vers la vie. Elle doit se repositionner face au monde du travail en ayant été obligé de faire un break de quatre ans. Elle a un parcours singulier. Elle a été à deux doigts de mourir, et malgré cela, elle a réussi à reprendre pied dans la vie. Au moment du diagnostic, on lui donnait trois semaines à vivre. Mais chaque cas est singulier. Il n’y a pas d’exemples. Certains ont le moral et décèdent et inversement. Je me méfie des généralités.

C. : Quels sont tes projets ?

Y.D. : L’année prochaine, au Grand-Duché du Luxembourg, je vais faire une exposition d’images fixes à partir de photos d’amateurs. Le visiteur pourra voir des images fixes et des films. Il y aura aussi la publication d’un livre dans lequel interviendra Raymond Depardon. Tout est parti d’une réflexion des luxembourgeois qui, dans les années 90, se sont aperçus qu’il n’avaient pas de mémoire visuelle du pays. Ils ont donc décidé de se servir des films de familles, puisque c’était le seul témoignage visuel qu’ils avaient. Ils ont donc quelque chose comme 1.500 heures de films. C’est assez étonnant. C’est le bon moment, les films amateurs acquièrent une valeur de témoignage, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans. Contrairement à la photo d’époque qui était posée, c’est quelque chose de très vivant.

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