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Entretien avec Julie Freres de l'atelier de production Dérives

Publié le 15/03/2017 par Dimitra Bouras et Sylvain Gressier / Catégorie: Dossier

Plus de 40 ans aujourd’hui que, dans un élan libertaire post-soixante huitard et associatif, virent le jour les ateliers cinéma en Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour fêter dignement cet anniversaire l’AAAPA ( pour Association des Ateliers d’Accueil et de Production Audiovisuelle) prépare une publication en ligne ainsi qu’une programmation à la Cinematek rétrospective du travail accompli au sein de ces 13 organismes non-marchands. L’occasion donc pour cinergie de se joindre à la danse et de retourner toquer aux portes de ces ateliers qui font la singularité du système de production et d’accompagnement de la partie francophone du pays.

Julie Freres : Je suis arrivée à Dérives en 2012 en tant que réalisatrice avec un projet sous le bras. Ça s'appelait Les Hurleurs, c'était sur la prison de Lantin et les gens qui communiquent de l'extérieur de la prison. J'avais travaillé sur l'écriture et tout le développement du film mais pour différentes raisons, et bien que le film soit déjà financé, je ne l'ai finalement pas réalisé. J'étais en contact avec Jean-Pierre Dardenne pendant toute l'écriture du projet. Un jour, il m'a appelé pour me proposer de prendre le relais de Dérives et de produire. Ça a été une surprise pour moi, je n'avais jamais spécialement imaginé être dans cette position de produire des films. Mais ça m'a intéressé, je connaissais un peu le travail que Dérives avait développé, j'aimais beaucoup ces films.

 

Cinergie : Les frères Dardenne ont voulu se détacher de Dérives après tout ce temps aux commandes ?
J. F. : Ils ont commencé Dérives en produisant leurs documentaires, et vers fin 80 début 90, ils ont commencé à produire d'autres auteurs belges comme André Dartevelle, ou Hugues Le Paige. Chacun est arrivé avec un sillon de thématiques qu'ils ont développés. Ça faisait plus de trente ans qu'ils produisait au sein de Dérives. Entre leurs films de fiction et les productions d'autres réalisateurs aux Films du Fleuve, leur maison de production, ça faisait beaucoup. Ils m'ont expliqué qu'ils attendaient qu'une nouvelle personne amène de nouveaux projets, un changement de génération, tant au niveau de la production que des réalisateurs.

 

C. : Comment s'est passé le passage de flambeau ?
J. F. : Ils m'ont laissé une carte blanche totale. J'ai eu le choix de continuer de travailler sur ce qu'ils avaient développé dans une continuité ou repartir à zéro sur de nouvelles bases. Je suis arrivé et j'ai écrit directement un projet d'activité avec des idées que j'apportais, mais je n'avais pas envie non plus d'une rupture, plutôt de continuer certaines choses et d'en apporter de nouvelles. Je leur ai demandé de m'accompagner un petit peu, car je n'avais jamais produit. Il y avait également une équipe qui était là depuis le tout début, en la présence de Véronique Marit et Marianne Debacker, qui ont pu m'accompagner dans mes débuts. Aujourd'hui, les frères Dardenne sont dans le comité d'administration et je peux toujours les appeler si besoin.

 

C. : Tu as gardé la même philosophie ?
J.F. : D'une certaine manière j'ai continué car on avait une vision commune sur ce qu'était le documentaire : suivre des parcours individuels qui sont emblématiques d'une problématique sociale universelle. De même, au niveau des thématiques, il y a toujours un certain engagement. La base de Dérives est le mouvement ouvrier. Il y a pas mal de films sur la question de la liberté, de la marginalité, sans généraliser pour autant, ça reste très pluriel.
Au niveau des évolutions, on fait de plus en plus de courts-métrages documentaires. Ils bénéficient d'un processus de production moins long ce qui permet d'être assez spontané, plus dense et radical. On fait également un peu plus de premiers et deuxièmes films qu'auparavant, c'est devenu notre mission principale. C'est vraiment là que notre investissement en tant qu'atelier me semble avoir le plus de sens. Le documentaire étant dans une certaine précarité en terme de financement, c'est important d'essayer de bien financer ces films car c'est une expérience longue et difficile pour un réalisateur.

 

Julie Freres © Cinergie

 

C. : Comment les réalisateurs arrivent-ils à vous ?
J.F. : Je pense que les gens ont vu les films qu'on a produits et viennent un peu instinctivement ici, avec des projets qui ont des points communs avec ce qu'on a déjà fait. J'essaie de répondre à tout le monde et d'avoir un dialogue avec chacun. Parfois, c'est juste une idée, quelqu'un qui téléphone pour en discuter et ça s'arrêtera là. Ça ne sera pas nécessairement un projet que l'on va produire. Parfois, les conditions seront réunies pour que l'on s'engage en production sur plusieurs années. J'ai également instauré deux appels à projets annuels il y a deux ans, une bourse d'aide au développement, qui permet de donner un coup de main à un projet en terme financier et matériel, et une aide à la finition.

 

C : Peux tu nous expliquer le fonctionnement d'un atelier de production ?
J.F.
: On produit des films, c'est-à-dire qu'on accompagne tout le processus, du tout premier stade de l'écriture, jusqu'à la finalisation et la promotion. On essaie de financer ces différentes étapes, même si ce n'est pas toujours le cas. On a du matériel de production et de post-production qui nous permet d'être un peu moins dépendant des subventions extérieures. Tout ça dépend du type de film. Cela peut être un tournage à l'étranger par exemple, qui demandera d'avantage de financement. Le fait d'être un atelier nous permet de consacrer beaucoup de temps à l'écriture, qui est à mon sens l'étape la plus importante dans un documentaire, parce que c'est ça qui va donner un projet singulier, porter un regard original ou plus précis sur le sujet.

 

C. : Comment se déroulent les coproductions ?
J.F.
: Les coproductions se font avec d'autres ateliers ou bien avec des producteurs privés qui recherchent par exemple du matériel de tournage ou de post-production.

 

C. : Vous financez les repérages à l'étranger ?
J.F.
: Oui ça nous arrive de pré-financer ou de donner un coup de main. Dans le catalogue de Dérives, il y a pas mal de films de réalisateurs belge qui sont tournés à l'étranger.

 

C : Y a t-il y a des critères de sélection particuliers ?
J.F.
:  Il n'y a pas de critères de sélection, mais c'est vrai qu'il y a souvent des thématiques qui reviennent. Il faut avant tout qu'il se dégage une certaine force, une certaine originalité, qui fait qu'à un moment on n'est plus simplement face à un sujet, mais dans le regard de quelqu'un. C'est d'autant plus important qu'on n'est pas ici dans l'explicatif avec une voix off qui nous prend par la main, les choses doivent passer par le moyen cinématographique.

 

C. : Vous êtes également sensible à la question de la diffusion.
J.F
: On accompagne toujours nos films en terme de diffusion. On essaie d'avoir des projets singuliers, originaux. Évidemment, ça ne signifie pas que l'on va faire uniquement des films expérimentaux qui vont être vus par trois spectateurs. Le but est que les films soient également des outils, pour des associations par exemple, qu'ils suscitent un débat, que s'en dégage une question sociale. On essaie, dans la mesure du possible, de toujours accompagner nos films avec des partenaires.

 

C. : Et vous avez des partenaires privilégiés ?
J.F
: Parfois, d'un film à l'autre, on retrouve des associations. En terme de diffusion on travaille souvent avec les mêmes acteurs. La télévision parfois, les centres culturels, les cinémas d'art et essai. On peut montrer nos films à des colloques de psychiatres comme à des assistants sociaux. On fait en sorte qu'il y ait toujours une résonance au film, parfois politique, parfois sociale et que ce soit le plus varié possible. Coup de foudre par exemple est un film que l'on a produit et qui est utilisé dans le cadre de formations de policiers pour tenter de détecter des cas de violence conjugale.

 

C. : Est ce que les films sont pensés dès le départ comme outils ?
J.F.
: On ne formate pas les films à des fins spécifiques, l'auteur vient avec un projet et on essaie de l'aider à aller au bout de celui-ci. Après, on voit ce que l'on peut en faire en terme de promotion et de diffusion. Mais c'est l'idée qui prime sur la finalité de diffusion.

 

C. : Est ce qu’ une coproduction TV est une étape obligatoire ?
J.F.
: Ce n'est pas une nécessité, mais évidemment la télévision est un canal qui permet de toucher plusieurs centaines de milliers de spectateurs en une seule diffusion. C'est important, mais ça ne correspond pas à tous les films. Il y a certains films qu'on produit et que l'on ne peut malheureusement pas imaginer sur antenne, parce que la TV ne peut pas se permettre aujourd'hui de produire des films qui sont un peu plus hors-normes, ce qui ne nous empêche pas d'essayer malgré tout.

 

C. : Vous avez récemment produit Le rêve de Nikolay de Maria Karaguiozova. Comment s'est déroulé le travail avec la réalisatrice ?
J.F.
: Maria est juriste au départ, en droit international et droit des étrangers. Elle n'avait jamais réalisé de film. C'était un projet assez complexe avec plusieurs axes narratifs. Je l'ai accompagné pendant deux, trois ans sur son dossier, les choix qu'il y avait à faire. On a fait des repérages sur place, participé à des résidences d'écriture. J'ai visionné les rushs pendant le tournage. Une partie n'était pas concluante, on a donc organisé un deuxième tournage. Tout ça c'est quelque part un processus d'apprentissage qu'on tente d'accompagner au mieux, avec toujours le film comme argument principal. On est là en dialogue permanent avec la réalisatrice pour faire avancer le processus. Idem pour le montage, on a fait plusieurs sessions pour arriver à quelque chose de proche de son idée de départ, plus personnelle que la manière dont il avait été d'abord abordé dans le tournage et les premières tentatives de montage.

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