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Habiter le monde, Corinne Maury

Publié le 09/06/2011 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Habiter le monde
Comment peut-on traiter un fait-divers à l'écran ? Comme l'affaire DSK – dans l'air du temps – en direct (1), via le flux continu de l'information télévisuelle ou alors, comme Chantal Akerman dans Sud qui « paysagifie » l'espace-temps en nous offrant un endroit lourd, tendu et terni par la barbarie raciste dans un coin du Texas. La cinéaste-poète nous propose un voyage hanté sur les lieux d'un crime. L'endroit où le corps de Jasper Byrd Jr, un habitant noir, a été traîné par trois jeunes blancs derrière une voiture jusqu'à ce qu'il meure. Aucun processus informatif, le lynchage ne nous est pas présenté ni représenté (pas d'images d'archives ni d'analyse socio-criminelle). Nous ne sommes guère dans une histoire gravitant autour de l'événement, mais dans la durée, dans le « vivre du temps », comme si, pour les habitants, il s'était arrêté, figé à la suite d'un cataclysme. Aucune hystérie surjouée comme dans la captation « on the stage » de la réalité (2). Cette réflexion sur la puissance d'un cinéma du réel poétique nous est proposée dans Habiter le monde, un livre épatant de Corinne Maury. Elle nous parle de cinéastes qui, s'affrontant aux clichés du visible immédiat, « cherchent davantage à restituer des présences du monde plutôt que d'en créer des représentations ». En opérant notamment par cette forme sensible qu'est la sensation (3) pour nous offrir la complexité du monde via des détours, des ellipses, des absences, des suggestions.
Maury nous parle des poètes-cinéastes qui, écrit-elle, « invitent le spectateur à une re-figuration du réel »(...) « à leur présence jusque-là recouverte et opacifiée par les usages. »


Parmi ceux-ci – outre D'Est et Sud de Chantal Akerman – la Rencontre d'Alain Cavalier, Dans ses bras et Dans le silence du monde de Noami Kawase, Trois jours en Grèce de Jean-Daniel Pollet et bien d'autres parmi lesquels l'Attente de Sergueï Loznitsa.
Revenons au beau film de Chantal Akerman, D'Est. Un regard sur un monde qui, mine de rien, semble avoir disparu, après la chute du mur de Berlin en 1989. On avance de l'Allemagne de l'Est jusqu'à Moscou, de la fin de l'été à l'hiver, à travers de multiples personnages. Une sorte de rhizome dont la cinéaste tisse des liens tel un « passeur » vagabondant d'une histoire à l'autre. La vie quotidienne sans le moindre fait-divers pour fictionnaliser un récit. Pas d'anecdotes, des paysages urbains et ruraux qui « s'offrent au regard comme des corps existants, comme des entités du vivant, et non comme des espaces décoratifs ou comme des zones purement topographiques ». Chantal Akerman, dans une succession de plans fixes et de travellings paysagers, sauve ce qui pour les touristes aurait pu n'être qu’insignifiant. « Si le voyageur pressé contemple le paysage comme une figure du dehors et le consomme, l'œil akermanien en sillonne le dedans, en respire les tressautements et construit un regard pour déceler les traces de l'Histoire ». La singularité poétique plutôt que le paraître comme image du réel.

Enfin, signalons que Côté-Cinéma, cette excellente collection, nous a déjà proposé Cinéma documentaire, Manières de faire, formes de pensée, chez Yellow Now. Et récemment Cinéma et crise(s) économique(s), esquisse d'une cinématographie wallonne, d'Anne Roekens et Axel Tixhon (voir l'article de Dimitra Bouras in webzine 160).

  1. On sait, grâce aux astrophysiciens, que le direct n'existe pas. Il y a toujours un décalage aussi minime soit-il qui est lié à la vitesse de la lumière. Le signal met du temps à arriver jusqu'à nous. On ne voit donc pas les choses au moment où notre regard les appréhende. Le seul présent qui puisse exister est celui de notre esprit. Sur le surplace mental de notre ère très formatée, d'un entrechat à l'autre, souvenons-nous de la phrase du prince Salina dans le Guépard de Visconti : « Pour que tout reste comme avant, il faut d'abord que tout change ».

  2. « Les médias nous donnent toujours le fait, ce qui a été, sans sa possibilité, sans sa puissance, ils nous donnent un fait par rapport auquel on est impuissant. Les médias aiment le spectateur indigné, mais impuissant », Giorgio Agambem, Le cinéma de Guy Debord in Image et mémoire, cité par Corinne Maury.

  3. Ce que Gilles Deleuze nous signale en expliquant que face à l'acte de création d'une peinture le spectateur - devant la figure - se retrouve confronté à une double lutte : accepter un peu de chaos et détruire le cliché. « La Figure, c'est la forme sensible rapportée à la sensation; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair (…) La sensation, c'est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du sensationnel, du spontané » in Francis Bacon : logique de la sensation, éd. du seuil, cité par Corinne Maury.

    Sur Chantal Akerman, Deleuze écrit qu'il s'agit du « gestus féminin qui capte l'histoire des hommes et la crise du monde », dans Cinéma 2, pp. 255-56, éd. De Minuit.

Habiter le monde, Corinne Maury, éditions Yellow Now, collection Côté-cinéma